vendredi 5 décembre 2008

littérature mexicaine : Mario Bellatin

Déjà un peu plus connu en France, mais je n'ai lu que Le jardin de Mme Murakami, me tente assez de lire Jacob le Mutant.


Mario Bellatin est né en 1960 à Mexico, ville où il réside aujourd’hui.

Après des études en sciences de la communication à l’Université de Lima, il part en 1987 à Cuba pour étudier le cinéma à l’École internationale du cinéma latino-américain.

Il publie ses cinq premiers romans au Pérou et retourne à Mexico pour se consacrer à sa carrière littéraire. Il est nommé directeur du département de Littérature et Humanités de l’Université del Claustro de Sor Juana et membre de l’Institut national des Créateurs du Mexique.

En 2000, il est finaliste du Prix Médicis du meilleur roman étranger pour Salon de beauté et reçoit le Prix Xavier Villaurrutia 2001 pour Flores, l’ouvrage qui nous intéresse ici.

Son œuvre est traduite en allemand, anglais et français, étudiée dans plusieurs universités des USA et fait l’objet de thèses en Amérique du Sud et en Espagne. Actuellement, Bellatin dirige l’École dynamique des Écrivains du District fédéral.

Son œuvre est tout aussi difficile à cerner que sa biographie, qu’il invente au gré des interviews et des rencontres, de même qu’il traduit des auteurs qui n’ont jamais existé (le fameux Shiki Nagaoka du Nez de fiction).

Son écriture est toutefois marquée par l’esthétique japonaise et l’art de la photographie, et se singularise par une grande économie de moyens et un minimalisme radical, qui laissent affleurer de profondes émotions.
On dit à ce propos qu’il serait un héritier de Kawabata et Tanizaki, car ses récits atteignent un maximum d’intensité avec une grande sobriété.
Son œuvre est traversée de thèmes récurrents comme l’érotisme, la cruauté, le voyeurisme, les tares physiques et les avatars psychologiques qui dominent l’action.
La souffrance muette, la solitude inexorable qui ronge les personnages et les pousse dans des expériences extrêmes, ne sont que suggérées et ne laissent aucune place à la pitié ou la compassion.
Le narrateur donne à voir, ne livre aucun jugement et construit un territoire de vies en marge, aux frontières duquel le lecteur débouche sur un abîme de réflexions et d’interrogations fécondes.
Leçons pour un lièvre mort

La main artificielle de l’écrivain est directement branchée sur son cerveau.
Elle réagit au moindre influx nerveux. C’est une machine de précision. Elle ne l’a jamais trahi.

Mais depuis quelque temps, certains signaux électromagnétiques émis par la prothèse sont à l’origine de troubles inquiétants.
L’état psychique de l’écrivain s’est dégradé. Le passé a violemment refait surface et des histoires en short cuts hallucinés ont pris possession de son esprit.

Dans une grotte qui surplombe le rivage, un pêcheur a découvert des nouveau-nés sans bras ni jambes.
Aux abords de la ville, une citadelle a été édifiée pour y interner les malades contagieux.
Certains s’inoculent volontairement des virus pour y être admis.
Un golem devenu incontrôlable ravage des quartiers entiers.
Un styliste a transformé son salon de beauté en mouroir.

Avec ce roman-puzzle de 243 pièces, Mario Bellatin fait preuve à nouveau, comme l’écrit Alan Pauls, d’un art diabolique de la construction, [d’]un traitement élégant et anorexique de la langue pour tirer la fiction vers un au-delà rarement atteint - excepté par Aira, Fresan et Bolano.

Et plus que cela, c’est en anthropologue que l’auteur nous renvoie à notre propre perception de l’anormalité. L’humain que nous croyons si proche est ce qui, paradoxalement nous est le plus éloigné. Que dire alors de ce que nous qualifions d’inhumain ?

Comme tous les textes de Mario Bellatin, Flore est un récit bref et non linéaire qui n’a ni début ni fin.
Il est composé de 36 « tableaux » aux noms de fleurs formant une sorte de bouquet artificiel, apparemment indépendants les uns des autres, où l’on retrouve des personnages et des situations qui peu à peu s’agencent pour former un univers inquiétant, où la monstruosité côtoie le banal dans une atmosphère fantastique, et pourtant rien moins qu’humaine.

Le narrateur est un écrivain né avec une seule jambe qui utilise une prothèse sertie de pierres précieuses.
Il est payé par le gouvernement pour réaliser une étude sur les diverses pratiques sexuelles qui se développent en ville, et fréquente donc les milieux nocturnes où s’exerce une sexualité « alternative ».
En parallèle, il est question d’un médicament que l’on a prescrit aux femmes enceintes à une époque, pour les soulager des nausées et des malaises de la grossesse, et qui a provoqué des malformations génétiques chez des milliers d’enfants.

Le récit, que l’on pourrait qualifier de fable morale, explore les possibilités et les limites qu’offrent ces corps mutants ; les pratiques compensatoires que génèrent les infirmités, que ce soit dans le domaine de l’art, de la sexualité, de la foi, autrement dit les ressources de l’imagination pour transcender la souffrance.
Un personnage met son corps au service de son affabulation et se soumet à une opération de changement de sexe ; d’autres recourent à des moyens moins extrêmes : les rites religieux ou laïcs, la théâtralité, le travestissement...
Le fil directeur de ces fragments à l’odeur de géraniums en décomposition, c’est un questionnement sur l’infirmité et la beauté, les mutations génétiques et leur rapport à l’art, ces deux domaines ayant en commun la même force subversive et dérangeante.

Mais si l’auteur donne à voir l’horreur des fœtus en décomposition, les dérives de la science, la misère des clubs sadiques la nuit, les lieux du fanatisme, des parents qui abandonnent leurs enfants malformés, la complaisance n’est pas de mise : les corps souffrants qui peuplent Flore sont capables de solidarité, de foi, de beauté.
Comme le dit justement Juan Villoro, « ennemi du grotesque, Bellatin raconte une Histoire Naturelle. Avec le même élan qu’il met à décrire les erreurs de la science, il raconte des liaisons amoureuses [...] Le seul lyrisme qu’il se permet, ce sont les noms de fleurs en tête de chaque chapitre. »
En effet, son écriture neutre, qui suspend tout sentiment ou jugement, fait la part belle à l’imagination du lecteur qui remplit, à sa guise et sans être mené par le bout du nez, ce « blanc actif » (pour reprendre une expression des photographes), cet espace entre les lignes et les paragraphes qui n’est pas une zone vide et stérile, mais une sorte de pause éloquente, propice à la réflexion.

Pour les critiques de cette œuvre au Mexique, l’écriture de Bellatin illustre bien une nouvelle forme de narration, expérimentale pourrait-on dire, une terminaison à laquelle s’oppose l’auteur :

« Je ne crois pas que mon écriture soit expérimentale. L’expérimental est régit par une rhétorique qui a ses règles propres [...] Je voudrais précisément atteindre le contraire, me faire à l’idée, utopique assurément, qu’il n’existe pas de rhétorique antérieure et qu’avec mes livres je peux nommer les choses que je veux raconter. Je crois que mes livres s’adressent à un large public, et qu’ils ne présentent pas de difficulté de lecture. Ils ne sont certes pas construits d’une manière traditionnelle, d’où l’étrangeté qu’on leur attribue, mais je crois que c’est le lecteur qui est marqué par cela dans la mesure où il porte en soi une certaine manière de lire sans en être conscient... »

Et pourtant, chacun s’accorde à penser que cette écriture remet en question les stéréotypes et les habitudes de lecture.
De même qu’on est en présence de personnages « anormaux » obligés d’adopter des moyens de survie différents pour s’adapter à notre quotidien « normal », de même le lecteur doit remettre en question sa façon de lire et de voir le monde : livré à lui-même, abandonné par le narrateur qui s’en tient à disposer ses fleurs en bouquet, sans le recours à quelques procédés classiques de narration ou orientation de jugement, le lecteur ne sait s’il doit applaudir ou condamner, où porter son regard et comment orienter ses opinions.
Il lui reste à avancer tout seul, s’il accepte ce pacte de lecture, et à redécouvrir une certaine forme d’innocence et de beauté qui échappent à notre compréhension.

Qu’on ne se méprenne donc pas sur le contenu de l’ouvrage : Flore n’est pas une dénonciation du progrès et de la recherche scientifique, ni un tableau des malformations physiques subies par les cobays de la science, même si ces thèmes sont récurrents dans l’œuvre de Bellatin.

L’auteur, qui avoue par exemple ne pas du tout s’intéresser à ce qui se passe dans les hôpitaux, déclare simplement qu’il écrit pour pouvoir écrire davantage, pour continuer à écrire. Transfiguration de la souffrance et de la misère humaine, son écriture est une sorte de salvation pour lui-même, pour le lecteur qui peut enfin rêver et imaginer par lui-même, et pour la littérature qui s’engage sur de nouvelles voies.
La traductrice
Chrystelle Frutozo est une jeune traductrice de l’espagnol qui compte à son actif Ce qui peut arriver de mieux à un croissant de Pablo Tusset aux Éditions Michalon (avril 2002), La balade des Noyés de Carlos Eugenio López, Éditions Le Passeur (septembre 2001) et La passion selon Ève d’Abel Posse, Université de Nantes, juin 2000.

Jacob le mutant

rares sont ceux qui ont eu la chance de lire La Frontière, le roman le plus hermétique de l'écrivain autrichien Joseph Roth.
De ce texte, imprégné des délires alcooliques et des divagations cabalistiques de son auteur, on ne dispose d'aucune traduction. Des fragments d'une version apocryphe circulent et seules les éditions Stroemfeld, à Francfort, conservent jalousement dans leurs archives un mystérieux exemplaire de l'édition originale.
Après un long et minutieux travail de recherche, Mario Bellatin a reconstitué ce qui restera comme une énigme dans l'oeuvre du grand écrivain et nous en propose ici une subtile exégèse.
Rabin orthodoxe, Jacob Pliniak est aussi le patron d'une taverne construite à la frontière entre l'Empire austro-hongrois et la Russie : en réalité, ce commerce n'est qu'un paravent destiné à protéger la fuite des Juifs victimes des pogroms.
Dans une seconde vie, on retrouve Jacob Pliniak sur la côte Ouest des Etats-Unis, dans la peau d'une vieille femme de quatre-vingts ans, Rosa Plinianson, que le démon de la danse a déchaînée.
Chiens héros : " Près de l'aéroport de la ville vit un homme qui, en sus d'être immobile - en d'autres termes incapable de se mouvoir -, est considéré comme l'un des meilleurs dresseurs de bergers belges malinois de tout le pays. Il vit sous le même toit que sa mère, sa soeur, son infirmier-dresseur et trente malinois dressés pour tuer le premier venu d'une seule morsure à la jugulaire.
On ne sait pourquoi, quand ils entrent dans la pièce où cet homme passe ses journées reclus, certains visiteurs perçoivent une atmosphère qui n'est pas étrangère à l'idée de ce que pourrait être l'avenir de l'Amérique latine. "


Le jardin de Mme Murakami,
d'une harmonie et d'une sophistication achevées, semble à l'image d'une existence maîtrisant parfaitement la cérémonie du thé, l'art des faux somobonos et les situations les plus imprévues.
Dans ce pays qui n'est pas le Japon, la vengeance ressemble à la blancheur cruelle des seins de la servante Etsuko, ou du spectre de M. Murakami errant dans le jardin.
Or, Mme Murakami a décidé de détruire ce havre de pureté.
Existe-t-il un lien entre cette dévastation et le monde brisé des apparences qu'elle doit désormais affronter ? Rien n'est moins sûr.
A défaut de certitudes, le lecteur pourra consulter les notes qui accompagnent le roman et partir sur de nouvelles pistes, ou bien recourir à son imagination.
Alors la vérité, " qui se fait passer pour un mensonge et inversement ", selon les mots de Bellatin, apparaîtra peut-être fugacement, tel le reflet des carpes dorées du jardin de Mme Murakami.

Salon de beauté
Il y a quelques années, je m'intéressais tellement aux aquariums que je décorai mon salon de beauté de poissons de différentes couleurs.
Maintenant qu'il est devenu un Mouroir, où vont finir leurs jours ceux qui n'ont pas d'autre endroit pour le faire, j'ai du mal à constater qu'ils ont peu à peu disparu.
Peut-être que l'eau est trop chlorée ou que je n'ai pas assez de temps pour les soigner comme ils le méritent.
J'ai commencé par élever des guppys royaux.
Les gens de la boutique m'ont assuré que c'étaient les poissons les plus résistants et, donc, les plus faciles à élever. Toujours dans la même boutique, j'ai appris que, dans certaines cultures, la simple contemplation des carpes était un plaisir. Ce qui devenait mon cas.
Je pouvais passer des heures et des heures à admirer les reflets de leurs écailles et de leur queue. Par la suite, quelqu'un m'a dit que ce passe-temps était un dérivatif

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