moyennement tentée... par la littérature féminine...
Ángeles Mastretta est née à Puebla en 1949. Romancière et nouvelliste.
Lauréate :
du Prix de littérature Mazatlán 1985 pour Arráncame la vida
y du Prix Rómulo Gallegos 1997 pour Mal de amores.
Docteur honoris causa de l’Université Autonome de Puebla en 2003.
Elle est l’auteure des nouvelles :
Mujeres de ojos grandes (1990),
El cielo de los leones (2003)
et Maridos (2007) ;
des essais
Puerto libre (1993)
et El mundo iluminado (1998)
et des romans
Arráncame la vida (1985),
Mal de amores (1996)
et Ninguna eternidad como la mía (1999).
Il faut que la femme s’écrive : que la femme écrive et fasse venir les femmes à l’écriture, dont elles ont été éloignées aussi violemment qu’elles l’ont été de leur corps ; pour les mêmes raisons, par la même loi, dans le même but mortel.
Il faut que la femme se mette au texte –comme au monde, et à l’histoire, –de son propre mouvement.
La mexicaine Ángeles Mastretta fait partie de ces femmes écrivains contemporains qui « s’écrivent », et qui écrivent sur la femme latino-américaine si longtemps marginalisée dans le monde politique, social et culturel.
Dans ses fictions Mastretta met en scène des femmes fortes, indépendantes et libérées qui évoluent dans le contexte sociopolitique du Mexique post-révolutionnaire.
D’une manière générale, nous pouvons observer qu’une première approche de l’œuvre de Mastretta nous fait ressentir la forte présence d’une féminité et d’une sensualité qui imprègnent les pages de ses histoires.
Il est évident que la figure de la femme devient le centre de la narration sans pour autant que les personnages masculins perdent leur importance dans le déroulement de l’intrigue. Mastretta arrive à créer un équilibre entre les deux sexes qui est apparemment bien balancé mais qui place, sans aucun doute, la femme à un niveau supérieur, surtout en ce qui concerne les relations conjugales.
En tenant compte des œuvres suivantes de Mastretta : Arráncame la vida (1985) Mujeres de ojos grandes (1990) et Mal de amores (1995), ce travail a comme objectif d’analyser et de voir dans quelle mesure Catalina Ascencio, « las tías », et Emilia Sauri" représentent l’émancipation de la femme et surtout son indépendance par rapport au conformisme sexuel. Il est aussi intéressant d’envisager cette étude en suivant l’ordre de publication pour voir s’il y a une évolution de la représentation de la femme au fur et à mesure que l’écrivain, elle-même, évolue dans son travail.
Peu d’études ont été faites sur la permanente subversion que la mexicaine instaure dans ses œuvres. Comme le signale Margarita Krakusin, une partie des critiques soulignent la difficulté de trouver des héroïnes autonomes dans la narration latino-américaine.
D’ailleurs, ce constat n’est pas surprenant s’il faut prendre en compte le fait que l’idéologie culturelle qui codifie le comportement de la femme latino-américaine ne se différencie pas énormément de la manière dont la femme est représentée dans les créations littéraires.
D’une manière générale, la vie de la femme n’a qu’un seul débouché : le mariage et la maternité.
Elle est définie idéologiquement par sa sexualité et, par conséquent, elle est toujours mise face à des oppositions conflictuelles : sexualité / autonomie ; corps / esprit ; famille / travail et réalisation personnelle. Cependant, dans l’œuvre de Mastretta nous pouvons observer que ses héroïnes sont surtout des femmes subversives, insatisfaites de leurs destins et à la recherche permanente de la concrétisation de leurs désirs.
Catalina Ascencio
Catalina Ascencio est le personnage principal du premier roman de Mastretta, Arráncame la vida.
C’est une femme aux multiples visages qui se dessinent au fur et à mesure qu’elle évolue et prend conscience de son rôle de femme d’un homme politique au sein d’une société patriarcale. L’intrigue du roman se déroule à travers les yeux, les pensées, les observations et les sensations de Catalina.
Elle raconte son histoire mais aussi dévoile le fonctionnement du monde politique et de la société des années quarante au Mexique.
La jeune fille innocente de quinze ans du début du roman découvre avec curiosité le monde, les joies du sexe mais aussi l’oppression et la subordination de la femme au sein de la vie conjugale.
Le lecteur découvre à travers la voix de Catalina le monde qui l’entoure et surtout son monde intérieur, sa vision de la vie et de la société qu’elle est en train de découvrir en même temps qu’elle découvre sa propre personnalité et les possibilités d’émancipation en tant que femme dans une société où la femme est soumise aux codes sociaux, familiaux et nationaux.
A travers l’histoire de Catalina, Mastretta représente surtout un personnage féminin complexe et partagé entre le désir d’émancipation et d’indépendance et, le rôle traditionnel que la société patriarcale lui désigne. Le lecteur découvre le processus de la progressive évolution d’une femme à la recherche de sa propre identité dans le contexte d’un mariage dirigé par l’autorité et les désirs de son mari
La première expérience sexuelle de Cati représente quelque chose d’essentiel dans sa vie étant donné que la curiosité sexuelle de la jeune fille devient l’un des aspects principaux de son émancipation.
Mastretta met en relief la sexualité de Catalina comme le symbole de son émancipation et de sa libération. L’ignorance sexuelle de la jeune Catalina se lie avec sa curiosité à découvrir les secrets du corps féminin et du plaisir.
Catalina transgresse les stéréotypes concernant la sexualité féminine dans une société patriarcale. Chaque étape de l’évolution de Catalina correspond à une infidélité ou à une passion amoureuse. A chaque fois qu’elle traverse une étape de crise identitaire c’est une passion amoureuse qui l’amène à se redécouvrir et à franchir une nouvelle étape dans sa vie. En réalité, ce que Mastretta souligne à travers le langage peu conventionnel de Catalina c’est le fait qu’elle assume sa sexualité et réalise ses désirs.
Ce personnage transgresse une grande partie des stéréotypes liés à la condition de la femme dans une société patriarcale. Ainsi, nous pouvons noter sa position au sujet de la maternité lorsqu’elle subvertit le cliché selon lequel la grossesse embellit la femme alors que pour Catalina, c’est tout le contraire.
Elle affiche le bonheur que ses aventures amoureuses lui donnent et c’est ainsi qu’elle arrive à affirmer son individualité et son identité. C’est aussi une femme qui a sa propre opinion sur le monde politique qu’elle fréquente et ainsi elle démasque les discours politiques officiels à plusieurs reprises pour montrer l’hypocrisie et la corruption de ce système.
Il faut noter qu’elle se libère complètement de l’autorité de son mari, lorsque suite à la mort d’Andrés elle décide de répartir ses richesses en organisant une sorte de tirage au sort.
D’une manière générale, la première vision que le lecteur peut avoir du personnage de Catalina c’est celle d’une femme qui revendique et obtient une certaine indépendance et individualité par rapport au rôle traditionnel de la femme. Cependant, il faut nuancer cette image puisque quelques observations nous permettent de soulever les limites de son indépendance.
Bien que Catalina déteste les fonctions inhérentes à la femme de son milieu et, qu’elle essaie de s’y opposer dans la mesure de ses possibilités, il est clair qu’il y a des limites qu’elle ne peut pas dépasser.
Ainsi, la jeune femme n’est pas prête à renoncer aux commodités que sa vie aisée lui offre. Elle dépend économiquement de son mari et cela l’oblige à être sa complice. Catalina est consciente du fait qu’elle doit admettre certaines règles et elle assimile comme une sorte d’autodéfense le cynisme de son entourage.
Nous pouvons constater que la libération de Cati a un sens beaucoup plus large que la simple dénonciation de la condition et du rôle de la femme dans la société mexicaine. Ainsi, il s’agit surtout de la découverte d’une identité propre qui exprime le désir du protagoniste de vivre avant tout ses passions amoureuses. Il faut ajouter que le fait qu’elle se mette à écrire son histoire représente en soi le signe d’un personnage libéré et surtout libre de dire ce qu’il souhaite.
La distance temporelle et émotionnelle du personnage par rapport à ce qu’il a vécu dans sa jeunesse lui permet de porter des jugements et de commenter divers aspects de ce qu’elle a fait, de ce qu’elle aurait voulu faire, et de ce qu’elle n’a pas fait. Catalina devient la voix narrative que Mastretta a créée comme s’il s’agissait d’une femme de sa génération. Nous pouvons conclure qu’en tant que personnage Catalina accepte pendant un certain temps le rôle que la société lui assigne, mais en tant que narrateur elle a la capacité de critiquer ce rôle et de dénoncer le modèle traditionnel.
Dans Mujeres de ojos grandes la femme est omniprésente dans ce premier livre de contes publié par Mastretta. Une voix narrative présente, rétrospectivement, les trente sept femmes, originaires de Puebla, chacune désignée comme « tía ». Le lecteur, dans un contexte familial et quotidien, découvre « las tías » Leonor, Natalia, Magdalena, Celia parmi tant d’autres.
Ces femmes se définissent, elles-mêmes, comme des épouses, des mères, des filles et des sœurs qui veulent se libérer des règles oppressives de la société dans laquelle elles vivent.
Elles arrivent à leurs fins et prennent des décisions surprenantes et inespérées non seulement pour le lecteur, mais aussi pour le personnage, lui-même. Mastretta situe ses personnages féminins dans un moment difficile de leurs vies où elles doivent agir ou faire un choix qui peut paraître imprévisible de point de vue social et moral.
Dans cette ambiance strictement féminine, l’imprévisible relève presque toujours du domaine de la sexualité, à l’exception de quelques histoires qui traitent de sujets religieux ou évoquent le processus révolutionnaire. L’émancipation et la subversion des valeurs traditionnelles que Mastretta opère à travers ces personnages se concrétisent au moment où il faut renoncer au mariage ou s’opposer aux valeurs familiales traditionnelles.
D’une manière générale, nous pouvons noter que la femme dans l’œuvre de Mastretta éclipse l’homme. Cependant, et contrairement à l’attitude féministe, Mastretta met en avant la cause de la femme tout en la situant à l’intérieur du monde masculin et c’est ce qui fait son originalité.
Elle ne crée pas seulement un espace pour la femme dans le monde des hommes, elle montre aussi que la femme est capable de bien coexister avec l’homme dans le même monde. La femme, à l’époque de Mujeres de ojos grandes, à savoir les années ’40 ’50, ne donnait pas son opinion. Sa vie se réduisait à la famille et elle vivait dans la routine quotidienne. La femme ne pouvait parler que de ses préoccupations domestiques comme le déclare « la tía » Elvira : « Las mujeres, a coser y a cantar, a guisar y rezar, a dormir y a despertarse cuando era debido ».
Cependant, elle prouve que la femme est tout à fait capable de se réaliser dans d’autres domaines que ceux que sa condition lui réserve. D’ailleurs, bien souvent dans ce livre, la femme est supérieure à l’homme dans des domaines considérés comme strictement réservés à l’homme.
Ainsi, par exemple, « la tía » Elvira réussit dans le monde des affaires où son père avait échoué à plusieurs reprises. C’est une jeune fille qui a l’air un peu bizarre aux yeux de ses proches parce qu’elle a une grande imagination et pourtant, après la mort de son papa elle décide de se consacrer aux affaires en son honneur.
Mastretta démythifie et ridiculise les concepts traditionnels du monde patriarcal concernant la femme célibataire « la solterona » et la femme infidèle.
« La solterona » : destinée à mener une vie ennuyeuse et amère, presque toujours entourée d’un odeur de sainteté, elle a le statut d’une vierge. Elle a été incapable de se trouver un mari et par conséquent, elle doit s’occuper de ses vieux parents et de ses neveux.
La femme infidèle a été condamnée constamment par la littérature, l’histoire et la société à être punie cruellement. Seul l’homme pouvait profiter d’une liberté sexuelle avant et pendant le mariage alors que pour la femme il n’y avait que deux possibilités : la virginité ou la monogamie matrimoniale. Mastretta subvertit et transgresse ces clichés moraux et transforme ses personnages en femmes indépendantes, aventurières, et, surtout des femmes qui assument leur sexualité et cherchent à réaliser leurs désirs.
A travers les histoires de ces femmes, Mastretta met en scène leurs indiscrétions sexuelles et met en relief la philosophie de l’amour libre. Face aux valeurs traditionnelles qui imposent à la femme la monogamie, les femmes de Mastretta défendent et pratiquent la pluralité amoureuse. Il est rare qu’elles repoussent un amant pour rester avec un autre, bien au contraire, elles choisissent de vivre les deux expériences. Il ne faut pas épargner l’amour comme dit “la tía” Fernanda (el amor no se gasta), ou encore, selon la philosophie de “la tía” Isabel : « el amor para toda la vida se inventó cuando el promedio de vida eran treinta años. Ahora que es de setenta,¿ qué se hace con los otros cuarenta?”.
La femme dans Mujeres de ojos grandes apparaît comme dépositaire de la sagesse féminine, bien antérieure à l’émancipation féminine des années ’70 ’80. Ainsi, la femme des années ’40 ’50 surgit avec son intelligence, son sens de l’humour et ses idées subversives.
Les trente sept personnages féminins que Mastretta met en scène dans Mujeres de ojos grandes sont des femmes qui sont en avance pour leur époque. Il faut souligner qu’à la différence d’Emilia, Catalina partage avec « las tías » un style de vie qui semble plus conventionnel, imprégné par une ambiance domestique et familial qui rythme leurs vies.
Les descriptions de tous ces personnages féminins ne se basent pas uniquement sur leur portrait physique. Nous pouvons noter que Mastretta donne surtout des informations sur la personnalité et le caractère de ces femmes.
Ces trente sept histoires brèves démontrent le génie d’écriture de Mastretta. Elle ne consacre que quelques pages pour décrire l’existence de chacune de ses protagonistes et arrive à créer des personnages qui traduisent la psychologie féminine : nous retrouvons toutes sortes de femmes : des adolescentes, des jeunes femmes, des femmes mûres, certaines sont très belles et d’autres peu attirantes ; certaines sont célibataires et d’autres mariées ; certaines sont sérieuses et d’autres pleines d’humour ; certaines sont extraverties et d’autres timides ; certaines vivent selon les règles imposées par la société mais la plupart se laissent emporter par leurs sentiments et émotions.
Il faut souligner que ce qui importe le plus dans ce livre ce n’est pas le message féministe, ni la lutte entre les deux sexes, mais, bien au –delà, c’est la qualité littéraire de ces récits qui met en scène des personnages extraordinaires qui donnent une autre dimension à la femme.
Emilia Sauri
Emilia Sauri est le personnage féminin principal du deuxième roman de Mastretta, Mal de amores (1996).
Elle transporte le lecteur à l’époque du Porfiriat pour donner vie à Emilia Sauri, Daniel Cuenca et le docteur Zavalza. Margarita Krakusin signale que Mastretta nous donne une double image du Mexique de cette époque : d’un côté, la représentation d’un pays moderne où la lutte pour l’égalité sociale et raciale prend toute son importance, et de l’autre, Emilia Sauri qui est à la fois la figure centrale de ce roman et l’incarnation de la femme moderne qui construit sa vie sur une base d’égalité entre les sexes.
L’ambiance familiale est déterminante pour cette jeune fille qui grandit dans la liberté, sans les tabous religieux et sociaux qui ont tellement étouffé la jeune Catalina. Les parents d’Emilia contribuent à la formation de cette femme peu ordinaire dans le paysage de la société mexicaine du début du vingtième siècle. Des parents assez tolérants par rapport aux relations sexuelles de leur fille : ils ne l’obligent pas à se marier ou à ne pas avoir des relations sexuelles avant le mariage. Emilia grandit et vit ses passions sans se sentir destinée au mariage et encore moins à la condition de « solterona ».
Il est nécessaire de souligner l’importance de deux femmes qui contribuent à l’émancipation d’Emilia : il s’agit de sa tante Milagros et de sa mère Josefa. La personnalité d’Emilia est le résultat du constant travail libérateur de sa tante Milagros.
A 17 ans elle vit sa première expérience sexuelle sous le toit de ses parents. Sans aucune peur ni aucune gêne elle informe très naturellement ses parents sur ce qui vient de se passer. Milagros reconnaît dans sa nièce le fruit de son travail et de son influence sur l’éducation et l’esprit libéral de la jeune fille. Milagros est celle qui pousse Emilia à suivre les instincts de son cœur.
Cette femme aventurière inspire de la confiance et de la force à sa nièce, elle lui sert de modèle pour aller de l’avant. Elle n’a jamais voulu se marier, et elle n’en a aucun remords car il s’agit d’un choix personnel.
Josefa, bien au contraire, représente la version traditionnelle de la femme ; elle se marie assez jeune, elle est dévouée à son mari, prévoyante, judicieuse et protectrice. Parfois elle reproche à sa sœur et à son mari le fait d’avoir élevé Emilia comme si c’était un garçon en lui donnant beaucoup de libertés ; elle leur rappelle toujours qu’Emilia n’est pas un homme. Pour Josefa il existe une séparation des rôles entre les deux sexes, alors que Diego et Milagros sont en faveur de l’égalité sexuelle.
Le personnage d’Emilia se caractérise par un équilibre mental et physique. La seule chose qui montre une certaine angoisse et ambiguïté dans son comportement c’est le fait qu’elle aime deux hommes à la fois. Cependant elle arrive à concilier les sentiments qu’elle a pour Daniel Cuenca et Antonio Zavalza sans paraître finalement troublée par ces sentiments. D’ailleurs, bien au contraire, nous pouvons noter qu’il s’agit de deux façons d’aimer deux hommes complètement différents qui lui apportent un certain équilibre et une certaine satisfaction chacun à sa façon.
Dès l’enfance, Emilia tombe amoureuse d’un homme excentrique, aventurier, instable qui entre et sort de sa vie sans aucune explication. Daniel et Emilia incarnent l’utopie de l’amour pour toute la vie qui commence à l’adolescence, qui grandit et se renforce avec les années et continue jusqu’à la mort mais Emilia ne supporte pas la dévotion de Daniel à la cause révolutionnaire qui semble perdue d’avance .
Elle a l’impression que les passions politiques de Daniel touchent son amour propre, et elle a le sentiment d’occuper toujours la deuxième place dans le cœur de son amant. De son côté, le jeune homme est désarmé face à la résistance et l’obstination d’Emilia. Il n’arrive jamais à persuader la jeune fille de se plier à ses désirs, de laisser sa passion pour les études et la médecine.
Daniel n’accepte pas le désir d’Emilia d’exercer la profession de médecin, sa dévotion pour les patients, sa force de supporter la misère et les horreurs qu’elle rencontre en essayant de guérir les gens. Emilia va essayer de faire tout son possible pour s’adapter au monde de Daniel jusqu’à risquer sa vie.
Elle va mûrir à travers une série de triomphes et d’échecs, de moments d’angoisse, de souffrance et malgré tout de bonheur auprès de Daniel. Par conséquent, elle n’arrive pas à se détacher complètement de cet homme mais tout simplement chaque déception l’amène à une réévaluation de sa relation avec Daniel ; cela lui permet de faire le point sur ses sentiments, sur ses objectifs et la façon dont elle souhaite organiser sa vie. C’est pour cela qu’elle décide de faire sa vie avec le docteur Zavalza, construire un nid familial stable et tranquille sans pour autant renoncer à l’amour passionnel avec Daniel.
Aussi bien Zavalza que Daniel ressentent de la jalousie l’un pour l’autre mais ils se voient obligés d’accepter cette situation que la femme de leur vie leur impose. De cette manière Mastretta inverse les rôles préétablis dans un monde patriarcal où c’est essentiellement l’homme qui est censé avoir plusieurs femmes dans sa vie. Ainsi, nous pouvons souligner qu’Emilia Sauri devient l’alternative féminine de cet usage : elle aime deux hommes à la fois et ne trompe aucun des deux car aussi bien son mari que son amant sont au courant de l’existence de l’autre.
Avec Daniel, Emilia vit l’exaltation d’une passion assez primaire qui va l’accompagner jusqu’à la vieillesse. Avec le Docteur Zavalza, son mari et complice dans le travail, elle retrouve le plaisir d’une relation amoureuse plus stable, généreuse, calme et compréhensive. Avec lui elle retrouve la sécurité du foyer familial, et c’est pour cela qu’elle le choisit pour être le père de ses enfants et le grand-père de ses petits-enfants.
Le personnage d’Emilia représente l’image d’une femme indépendante, autonome et consciente de sa richesse intellectuelle et émotionnelle. Les deux hommes de sa vie, Daniel et le Docteur Zavalza, ont dû accepter les diverses facettes de sa personnalité complexe et contradictoire et, chacun des deux n’a pu connaître qu’une partie de son caractère.
Emilia réveille chez ses amants à la fois le sentiment d’admiration et de frustration mais jamais de pitié ou d’indifférence. Le triangle amoureux qui se crée au fur et à mesure que l’histoire avance donne au personnage d’Emilia ce côté hors du temps et de l’espace (Ella vivirá en otro siglo) comme le signale à plusieurs reprises Diego Sauri pour définir la personnalité de sa fille.
Emilia incarne parfaitement le prototype de la femme moderne du vingtième siècle aussi bien sur le plan professionnel qu’en ce qui concerne la sexualité. Elle reçoit une éducation libérale et progressiste ; son père lui transmet son savoir-faire dans le domaine de la pharmacie ; intéressée par la médecine Emilia devient la disciple du Docteur Zavalza et ensuite va aux Etats-Unis pour étudier la médecine à une époque où les femmes sont rares dans ce domaine.
Emilia crée une sorte de syncrétisme entre les connaissances strictement scientifiques et les pratiques magiques des anciens. D’ailleurs assez souvent dans le domaine professionnel elle agit selon ses propres appréhensions et indépendamment de ce qui est établi par le canon. Nous pouvons noter qu’Emilia efface l’ordre social traditionnel et établit son propre ordre individuel, familial et social.
Mastratta situe les histoires de ses protagonistes dans le contexte sociopolitique de la Révolution Mexicaine et des années postérieures. Nous pouvons affirmer que ces femmes ne reflètent pas l’idéologie sociale de leur temps mais bien au contraire, elles s’y opposent, surtout en ce qui concerne l’émancipation sexuelle de la femme.
Ainsi, le personnage d’Emilia incarne véritablement le modèle de la femme du XXIe siècle. Le rôle de la femme à son époque se limitait à celui de mère, épouse et fille ; en dehors de ces fonctions, la femme n’avait aucune autre participation sur le plan du travail. Il existait une dichotomie purement sexiste selon laquelle d’un côté on a la figure de la mère et de l’autre la figure de la vierge.
En dehors de ces catégories la femme qui n’était ni mère, ni vierge tombait dans le rang de l’impureté, du péché et de la prostitution. La femme qui sortait dans la rue et avait des relations sexuelles avec plusieurs hommes était considérée comme impure aux yeux de l’Eglise (institution dont le poids dans la société mexicaine est considérable) et de la société qui la mettait à l’écart.
Etant donné les circonstances l’idée de l’amour n’était pas forcément liée au mariage puisque assez souvent les mariages étaient arrangés par les parents, comme dans le cas de Catalina. Les deux options pour la femme étaient soit de se marier, soit de devenir bonne sœur. Le fait de ne pas être mariée représentait pour la femme une position sociale humiliante. Il faut aussi rappeler que même aujourd’hui le mot « solterona » a une résonance méprisante et péjorative en espagnol.
Il faut noter que l’idée de « l’amour libre » que la plupart des personnages féminins de Mastretta incarnent, est une pratique inconcevable à cette époque. L’émancipation sexuelle de la femme pouvait avoir lieu dans les romans, à l’étranger mais en aucun cas dans le Mexique du début du vingtième siècle.
Cependant, Mastretta ne décrit pas la société qui correspondrait chronologiquement à ses personnages. Elle joue avec l’idée d’un féminisme naissant dans le personnage de Catalina et développé à la suite dans les personnages d’Emilia, et « las tías ». Grâce à ces personnages, Mastretta arrive à rendre réel ce que beaucoup de femmes n’arrivaient même pas à imaginer dans les années trente : être indépendante, subvenir à ses besoins, se consacrer à la politique ou rentrer dans le monde des affaires, faire des études, avoir un métier, voyager, faire l’amour en dehors du mariage, décider de sa grossesse, marcher dans les rues sans son mari, vivre seule, prendre soin de son corps, divorcer, retrouver l’amour etc.
Selon Mastretta, le cliché de la docilité de la femme mexicaine est injuste ; des femmes fortes ont toujours existé au Mexique mais la force de leur caractère se traduit surtout par leur patience. Il suffit de donner l’exemple de Sor Juana Inés de la Cruz qui déjà au dix-septième siècle défendait son droit d’avoir une vie intellectuelle.
Le non-conformisme qui caractérise les personnages de Mastretta se confronte au machisme conventionnel de l’époque.
Le discours patriarcal qui est souvent évident dans Arráncame la vida ne se manifeste pas ouvertement dans les autres livres où elle met en scène plutôt une posture matriarcale.
Dans Arráncame la vida, Mastretta met en scène les causes de la marginalisation de la femme dans la société et sa libération finale. Dans Mujeres de ojos grandes, à travers les histoires de « las tías », Mastretta analyse les besoins, les désirs et les droits de la femme, et les réalités sur lesquelles l’homme base son pouvoir oppressif vis-à-vis de la femme. Dans Mal de amores, Mastretta souligne le processus de changement social aussi bien du pays que de la femme qui se traduit par la recherche d’une continuité idéale, bien qu’elle soit utopique.
La ville de Puebla, scénario principal de l’action, représente l’invasion du progrès et la transformation vertigineuse de la femme mexicaine. A travers le personnage d’Emilia, Mastretta fait en sorte que le lecteur se pose des questions sur les objectifs réels de la lutte féminine pour l’égalité entre les deux sexes parce que ce personnages incarne la totale liberté sexuelle, intellectuelle et morale que les femmes ont tellement revendiqué.
Le personnage d’Emilia représente un pas de géant face à Catalina, par exemple. Ainsi, Catalina accepte au début le rôle traditionnel de mère et épouse et c’est au cours d’un long processus d’évolution qu’elle arrive à un stade de libération et d’émancipation tout en utilisant quelques tactiques pour conquérir son indépendance.
Par contre, Emilia n’a besoin d’adopter aucun rôle traditionnel féminin. Emilia s’instale d’emblée dans un autre monde : celui qui jusqu’à ce moment était réservé uniquement à l’homme.
Etre épouse et amante est une grande satisfaction qu’elle obtient grâce à son caractère, son intelligence, son esprit et son élégance, et, surtout, grâce à sa famille extraordinaire et la rencontre de deux hommes exceptionnels. Emilia n’a pas à combattre ni un père autoritaire, ni un mari possessif, ni un amant égoïste. Les trois hommes de sa vie, Diego, Daniel et Antonio ont toujours été un appui moral et spirituel qui lui a permis de savourer la liberté au-delà des codes et du conformisme traditionnels.
Ainsi, nous pouvons considérer qu’Emilia est « l’héritière » de Catalina dans le sens où elle n’a pas à s’opposer au monde masculin puisque les hommes deviennent ses alliés principaux. Emilia est le résultat d’un long et difficile effort de la part de la femme mexicaine. Elle est le symbole d’un monde féminin complètement libéré et autonome. Elle devient un modèle pour les autres femmes qui n’ont pas réussi à transgresser les règles de comportement que la société leur impose.
Le personnage d’Emilia Sauri est l’un des personnages féminins les plus complets et émancipés dans l’œuvre de Mastretta. Certains des personnages dans Mujeres de ojos grandes réagissent d’une manière assez libérale en ce qui concerne leurs relations sexuelles, mais elles le font toujours sous la pression du contexte social conservateur qui réglemente le comportement de la femme.
D’une manière générale, nous pouvons conclure que les personnages féminins que Mastretta met en scène essaient de se libérer sans représenter forcément une idéologie féministe. Elles réalisent leur libération surtout à travers leur émancipation sexuelle et sentimentale. Nous pouvons observer que Catalina, Emilia, et « las tías » adoptent une attitude non-conformiste et progressiste par rapport à la perception traditionnelle de la sexualité dans le monde latin et machiste.
Elles refusent d’obéir aux canons de la société et leur comportement peu conventionnel peut paraître contradictoire étant donné qu’il échappe à toutes les règles. Ces femmes ont tout à fait compris qu’elles pouvaient vivre leur vie d’une autre manière qui ne coïncide pas forcément avec celle que la société ou leurs maris leur imposent. La docilité de la femme glorifiée pendant si longtemps dans la littérature universelle, apparaît ridiculisée chez les personnages de Mastretta.
L’infidélité conjugale n’a pas comme fin la punition ou la tragédie pour donner une leçon de morale. La double vie amoureuse ne les pervertit pas, mais bien au contraire, elle les libère. Elles découvrent la sexualité comme un moyen d’accéder à l’émancipation et à la liberté sexuelles dont les hommes profitaient depuis des siècles.
Toutes ces observations nous permettent de conclure que Mastretta a réussi à créer des personnages féminins qui peuvent être considérés comme le symbole de l’émancipation féminine et de l’existence de femmes fortes qui ont fait en sorte que les mentalités évoluent.
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