samedi 20 décembre 2008

Salman Rushdie - L'Enchanteresse de Florence

livre de chevet en cours...
longue saga, aussi touffue que picaresque, relève du pur enchantement.







Un récit emberlificoté qui débute au XVI siècle, au cœur des Indes, par la visite au roi Akbar d'un florentin qui se fait appeler « Mogor dell'amore ».
Tout juste débarqué d'un bateau pirate, le blond jeune homme, peu avare en tours de passe-passe rhétoriques - et donc magnifique conteur - prétend être le fils d'une mystérieuse enchanteresse de Florence, ce qui ferait de lui... L'oncle du Roi Akbar.
Difficile à croire pour l'empereur oriental ! Et quelle impertinence chez ce curieux occidental, qui risque la mort s'il ment, ou plutôt, s'il ne séduit pas.
Ainsi, comme Shéhérazade dans les Mille et Une Nuits, de la force de son récit va dépendre sa survie...

Entrecoupé de savoureux dialogues existentiels (religion, femmes, politique, identité...) entre l'Italien et le Grand Moghol, ce récit donne lieu à un savant labyrinthe narratif, fait d'astucieux chausses-trappes et de sauts dans le temps, de mises en abîmes et de jeux de miroirs incessants.
Avec, quand même, un noyau historique au milieu de cette déferlante magique, archi-documenté.
On retrouve ainsi, côtoyant des magiciennes et des prostituées, des grands personnages de la Renaissance : le clan des Vespucci, le peintre Botticelli, l'extrémiste religieux Savonarole brûlant sur un bûcher, tandis que le stratège Machiavel, répudié des hautes sphères de décision, s'interroge sur le rôle du prince, dans la Florence des Médicis. On croise même Magellan, en route vers le Nouveau Monde.




Style dense et foisonnant - parfois difficle à suivre, il faut l'avouer - est en effet pimenté d'un subtil esprit satirique.
Moquant sans relâche la bigoterie obscurantiste à travers les siècles et les peuples, tout en louant l'incroyable magie de la vie et de ses légendes, le romancier envisage l'Histoire avec une certaine sagesse œcuménique : soit une grande aventure humaine, faite de larmes et de meurtres autant que de passion et de charmes.
Passionnant voyage
Dans la presse :

Son dernier livre, L'Enchanteresse de Florence, nous transporte de l'Italie des Médicis à l'Inde du monarque éclairé Akbar. Un de ces fabuleux voyages entre Orient et Occident dont Salman le magicien, installé à New York, a le secret. Rencontre à Manhattan.

S'il pouvait remonter le temps, Salman Rushdie choisirait de vivre à la cour de celui que l'Orient considère comme le plus magnifique souverain de l'univers et dont l'Occident, embarrassé de clichés et d'ignorance, méconnaît encore très largement la fabuleuse histoire.

Ce monarque, dont la splendeur éclipse celles de Soliman le Magnifique et du calife de Bagdad, c'est Akbar. Le Grand Moghol Akbar était musulman et végétarien. «Il fut surtout un guerrier qui n'aspira qu'à la paix, un roi philosophe, bref une contradiction vivante», précise Salman Rushdie.

Faute d'être né dans l'Inde du xvie siècle, Rushdie, qui vit le jour dans le Cachemire opprimé du xxe et survit depuis vingt et un ans sous la menace d'une fatwa (laquelle, pour avoir été officiellement levée, n'en continue pas moins d'être bien réelle aux yeux de quelques fous de Dieu), a décidé de poser ses valises à New York.


A lire son nouveau roman, extraordinaire odyssée où les héros se promènent de la Florence des Médicis à la fastueuse cité indienne de Sikri, on comprend que Manhattan est, à ses yeux, la ville où il faut vivre aujourd'hui.

«L'anonymat de cette métropole qui ne dort jamais me protège, explique-t-il. J'ai longtemps habité en bordure de Central Park et j'adore venir me ressourcer dans ce jardin unique au monde. New York est une ville de la démesure. Un admirable mensonge. Mais qu'étaient Florence à la Renaissance et Sikri capitale de l'Orient?»

Telle est la question qu'explore Rushdie dans ce livre drôle, enlevé, érudit et fantasque, où l'on croise le Grand Moghol Akbar, mais aussi Nicolas Machiavel, Laurent le Magnifique, Amerigo Vespucci, le moine intégriste Savonarole, la Simonetta, et même Dracula, le prince des vampires. Rushdie s'amuse, et le lecteur voyage.

«Au départ, raconte Rushdie, j'ai voulu retracer le destin d'un prince que l'Occident ne connaît pas. Akbar fut un monarque éclairé bien avant que cette expression ne prenne vie dans l'Europe des Lumières. Je voulais montrer que l'Orient du xvie siècle constituait une civilisation plus raffinée qu'on ne le croit.

Puis j'ai inventé l'histoire de cette Enchanteresse, venue de l'Orient à Florence à l'époque où les Italiens abordaient l'Amérique en pensant gagner les Indes.
J'ai surtout découvert à quel point le progressisme de la Renaissance, en philosophie et dans les arts, se heurtait aux poids des intégrismes et des superstitions. Il fut un temps, nous l'avons oublié, où le naturel et le surnaturel coexistaient en des logiques similaires.»

Tout commence à la façon des Mille et Une Nuits. Un mystérieux étranger qui se fait appeler Mogor dell'Amore, à moitié magicien, à moitié aventurier, arrive à la cour d'Akbar avec le titre, usurpé, d'ambassadeur d'Angleterre.

Démasqué, il ne doit son salut qu'à l'invraisemblable histoire qu'il conte au souverain: celle des liens secrets qui unissent la cité impériale de Sikri et la plus belle ville d'Europe, Florence.

Akbar écoute avec gourmandise. Le lecteur, captivé, tourne avec la même joie des pages explosives de sensualité et d'onirisme. Salman Rushdie, au mieux de sa forme, entrelace destins imaginaires et réalité historique.

Car notre étranger, qui prétend être le fils de l'Enchanteresse de Florence, une princesse moghole contrainte à l'exil et veillée par un intrépide soldat florentin, affirme également, au mépris de toute cohérence chronologique, être l'oncle d'Akbar le Grand.

Lorsqu'il évoque ce roman «écrit d'une traite», Salman Rushdie le New-Yorkais se remémore le sous-continent qu'il a laissé derrière lui: «Je n'ai aucune nostalgie de la grandeur passée de mon pays, mais j'éprouve l'envie de montrer, par des mots, que l'exotisme de pacotille dans lequel on enveloppe l'Inde des maharajas n'est rien à côté de ce que fut le dessein d'Akbar le Grand. Je suis fasciné par tous ceux qui, sur terre, tentent de dépasser leur condition. Akbar a construit Sikri, en Inde, comme s'il s'agissait de la cité qui devait être le centre de l'univers. Et, en écoutant cet étranger, il découvre que les Italiens ont fait de même avec Florence. Aujourd'hui, oui, ce serait New York... C'est pourquoi je ne me sens ni indien, ni américain, ni d'aucun pays, mais d'une ville: je me sens new-yorkais, mais pas américain.»

De livre en livre, Salman Rushdie lance des passerelles entre deux mondes antagonistes.

«L'un des facteurs unificateurs entre Orient et Occident fut longtemps la magie, explique le romancier, le regard traversé par une lumière malicieuse. Elle a régi les comportements amoureux aussi bien que les actions politiques et il est probable que le meilleur moyen de passer les frontières était de devenir expert en quelque sorcellerie.»
L'Europe renaissante se figurait la sorcière en vieille fille étique, décharnée, grotesque. Pour Rushdie, qui préfère parler d'enchanteresse, il s'agit d'une superbe femme, mystérieuse, cultivée, au potentiel érotique plus que troublant.

Avec cette Enchanteresse de Florence, on erre de bordels en harems, on navigue sur des gondoles ou à bord de vaisseaux armés par des condottieres, on chevauche de la Perse aux Pouilles...

Au détour, une pique à l'encontre des fondamentalistes

«Le voyage, clame Rushdie, est le premier pas vers la métamorphose, à laquelle nous tentons tous de résister. Parfois, cette métamorphose passe par la trahison. Parfois, elle est ce qui nous fait avancer et peut nous sauver.» Philosophe, Rushdie? Il s'esclaffe, pourfendant les prétendues sagesses orientales: «Il n'y a aucune sagesse particulière en Orient, fait-il dire à l'un de ses personnages. Les êtres humains sont tous aussi fous les uns que les autres.»

En revanche, le livre recèle un vibrant éloge de la féminité: «La femme, dit Akbar, détourne votre esprit de la mort, sèche vos larmes brûlantes et calme votre envie de savoir à quoi ressemble le Jugement dernier.»

Plus taquin que sulfureux, Rushdie s'autorise une nouvelle pique à l'encontre des fondamentalistes de tous pays en faisant allusion, au détour d'une page, aux Versets sataniques.

Mais, surtout, il nous instruit en nous divertissant. C'est là le grand mérite de ce romancier majeur. Les mots, plus sûrement que n'importe quelle femme amoureuse, peuvent ensorceler. L'écrivain, lorsqu'il est passé maître dans l'art délicat de domestiquer les mots, tisse alors un charme qui détourne de l'inessentiel et ramène à soi-même. C'est ce qu'a parfaitement compris Salman Rushdie, l'enchanteur de Manhattan.-François Busnel-http://www.tv5.org/TV5Site/litterature/critique-1146-salman-rushdie_lenchanteresse-de-florence.htm

Extrait

Aux dernières lueurs du jour finissant, le lac miroitant qui s'étendait près du palais semblait se transformer en une mer d'or liquide. Un voyageur qui serait passé par là au coucher du soleil - et celui précisément qui arrivait en ce moment même sur le chemin longeant le lac - aurait pu croire qu'il s'approchait du trône d'un monarque si fabuleusement riche qu'il pouvait se permettre de déverser dans un immense cratère une partie de ses trésors afin de plonger ses hôtes dans la stupeur et l'émerveillement. Et ce lac, pourtant très étendu, n'était sans doute qu'une goutte provenant d'une mer de richesses bien plus vaste, si vaste que le voyageur était à mille lieues de pouvoir imaginer l'étendue de l'océan originel. Et aucun soldat ne montait la garde sur les rives de ces eaux dorées: le roi était-il donc si généreux qu'il autorisait tous ses sujets et peut-être même étrangers et visiteurs comme le voyageur ici présent à puiser librement dans les fabuleuses ressources du lac? Ce devait être un prince considérable, un véritable Prêtre Jean dont le royaume perdu, paradis enchanté et légendaire, renfermait d'incroyables merveilles. Peut-être, se disait le voyageur, la fontaine de jouvence se trouvait-elle derrière ces murs, et la légendaire entrée du paradis était-elle toute proche? Mais le soleil plongea sous la ligne d'horizon, l'or disparut de la surface de l'eau et sombra dans les profondeurs. Sirènes et serpents veilleraient sur lui jusqu'au retour de l'aube. D'ici là le seul trésor disponible n'était plus que l'eau elle-même, et ce cadeau, le voyageur assoiffé l'accepta avec reconnaissance.

L'étranger voyageait sur un char à boeufs et au lieu de rester assis sur les coussins rudimentaires, il se tenait debout comme un dieu, une main posée d'un geste négligent sur le rebord en bois tressé de la charrette. Se déplacer en char à boeufs n'était pas de tout repos, le véhicule à deux roues cahotait et brinquebalait au rythme des sabots des animaux, sans parler des aspérités du chemin. Debout, un homme risquait de tomber et de se rompre le cou. Pourtant le voyageur se tenait droit, l'air insouciant et satisfait. Le cocher avait renoncé depuis longtemps à lui crier de s'asseoir, il l'avait au début pris pour un fou, s'il avait envie de se tuer en route c'était son affaire, personne ici n'irait le regretter! Pourtant le mépris du cocher avait assez rapidement cédé la place malgré lui à une sorte d'admiration. Cet homme-là avait l'air d'un fou certes, on pouvait même aller jusqu'à dire qu'il en avait bien la jolie tête et qu'il était vêtu comme un fou, un manteau fait de losanges de cuir colorés par une telle chaleur! Mais il avait un sens de l'équilibre impeccable, étonnant même. Les boeufs tiraient laborieusement la charrette dont les roues ne cessaient de rencontrer des creux et des bosses, pourtant l'homme debout bougeait à peine et trouvait le moyen de conserver une sorte de grâce. Un fou gracieux, voilà ce que pensa le cocher, ou peut-être ce type n'était-il pas fou du tout. C'était peut-être quelqu'un d'important. S'il avait un défaut, c'était son attitude ostentatoire, cette façon non seulement d'être lui-même mais en plus de jouer son propre rôle; au fond, se disait le cocher, c'est bien ce que fait tout un chacun ici et donc cet homme ne nous est pas tellement étranger. Quand le voyageur déclara qu'il avait soif, le cocher alla sans y songer au bord du lac lui chercher à boire dans une calebasse vernie qu'il lui tendit comme s'il se fut agi d'un aristocrate digne d'être servi.

«Tu restes là comme un grand personnage et je m'empresse d'obéir à tes ordres, dit le cocher l'air renfrogné. Je me demande bien pourquoi je te traite avec tant d'égards. Qui t'a donné le droit de me commander? Qui es-tu au fond? Pas un gentilhomme en tout cas, tu ne voyagerais pas dans ce char à boeufs. Et pourtant tu prends de grands airs. Tu dois être une espèce de fripon.» L'autre s'appliquait à boire à la calebasse. Des filets d'eau lui coulaient des coins de la bouche et formaient des gouttes sur son menton rasé comme une barbe liquide. Quand il eut fini, il rendit la calebasse vide, poussa un soupir de satisfaction et essuya cette barbe. «Que suis-je? dit-il comme s'il parlait tout seul mais dans la langue du cocher. Je suis un homme qui détient un secret, voilà, un secret destiné seulement aux oreilles de l'empereur.» Le cocher en fut rassuré. Cet homme était bien fou. Il n'y avait aucune raison de le traiter avec respect. «Garde-le, ton secret, dit-il, les secrets sont bons pour les enfants et les espions.» L'étranger descendit de la charrette devant le caravansérail, là où commencent et s'achèvent tous les voyages. Il était étonnamment grand et portait un sac de toile. «Et pour les sorciers, dit-il à l'adresse du cocher, les amoureux aussi. Et pour les rois.»

Tout le caravansérail s'affairait bruyamment. Des gens prenaient soin des animaux, chevaux, chameaux, boeufs, ânes, chèvres, tandis que d'autres bêtes indomptables s'égaillaient en liberté: des singes hurlants, des chiens errants. Des perroquets criards fusaient dans les airs comme des traînées vertes de feux d'artifice. Des forgerons s'activaient, des menuisiers aussi et, dans les échoppes, sur les quatre côtés de l'immense place, des hommes organisaient leurs voyages, empilant des vivres, des chandelles, de l'huile, du savon et des cordes. Des coolies enturbannés vêtus de chemises rouges et de dhotis couraient dans tous les sens, portant sur la tête des fardeaux d'une taille et d'un poids invraisemblables. L'essentiel de l'activité consistait à charger et décharger des marchandises. On pouvait trouver là un lit pour la nuit pour presque rien, c'étaient des lits de corde dans un cadre de bois recouvert d'un matelas rugueux bourré de crin de cheval, alignés comme dans un dortoir de soldats sur les toits des bâtiments à un étage qui encadraient la vaste cour du caravansérail. Dans un tel lit on pouvait contempler le ciel et se prendre pour un dieu. Plus loin à l'ouest on distinguait la rumeur des campements des régiments de l'empereur, récemment revenus de guerre. L'armée n'avait pas le droit d'entrer dans la zone du palais, elle devait bivouaquer au pied de la colline royale. Une armée désoeuvrée, de retour d'une campagne récente, devait être traitée avec prudence. L'étranger eut une pensée pour la Rome antique. Un empereur se méfiait de tous ses soldats à l'exception de sa garde prétorienne. La confiance, l'étranger le savait bien, était la question qu'il allait devoir affronter, en se montrant convaincant. Sinon, il mourrait sur-le-champ.

Non loin du caravansérail, une tour hérissée de défenses d'éléphants indiquait le chemin conduisant aux portes du palais. Tous les éléphants appartenaient à l'empereur qui, en décorant une tour de leurs défenses, faisait étalage de sa puissance. Prenez garde! disait cette tour, vous pénétrez dans le royaume du Roi des Eléphants, un souverain qui possède tant de pachydermes qu'il peut gaspiller l'ivoire d'un millier de ses animaux dans le seul but de me décorer. Le voyageur reconnaissait dans la puissance de la tour cette même flamboyance qui brûlait sur son propre front comme une flamme ou comme un signe du démon; mais le bâtisseur de la tour avait transformé en force cette même qualité qui chez lui était souvent perçue comme une faiblesse. Le pouvoir est-il la seule justification d'une personnalité extravertie? se demandait le voyageur sans parvenir à trancher cette question, mais il se surprit à penser que la beauté pouvait elle aussi constituer une justification, car il en était incontestablement pourvu, et il savait que cette beauté ne manquait pas d'exercer son charme.

Près de la tour aux défenses d'éléphants, il y avait un grand puits surmonté d'une machinerie hydraulique d'une incroyable complexité destinée à alimenter le palais aux multiples coupoles. Sans eau nous ne sommes rien, pensa le voyageur. Privé d'eau, même un empereur ne tarderait pas à redevenir poussière. Le véritable monarque, c'est l'eau et nous en sommes tous les esclaves. Un jour, dans sa patrie, à Florence, il avait rencontré un homme capable de faire disparaître l'eau. Le magicien emplissait une cruche à ras bord, murmurait quelques formules magiques puis retournait la cruche et, au lieu de liquide, il s'en écoulait du tissu, des flots d'écharpes de soie colorées. Ce n'était qu'un tour, bien sûr, et avant la fin du jour le voyageur avait réussi à force de flatterie à en extorquer le secret qu'il avait ajouté à ses propres connaissances occultes. Il détenait beaucoup de secrets mais un seul d'entre eux était destiné à un roi.

Le chemin qui menait aux murailles de la ville montait en pente raide sur le flanc de la colline et en prenant de la hauteur le voyageur découvrit l'étendue de la cité qu'il venait d'atteindre. C'était tout simplement l'une des grandes villes du monde, plus vaste, semblait-il, que Florence, Venise ou Rome, la plus grande ville qu'il ait jamais vue. Il avait eu une fois l'occasion d'aller à Londres, même cette métropole était moins vaste que celle-ci. Tandis que la lumière du jour faiblissait, les proportions de la ville semblaient s'étendre encore davantage. Des quartiers très peuplés étaient massés à l'extérieur des murailles, des muezzins lançaient leur appel du haut des minarets, et il apercevait au loin les lumières de vastes domaines. Des feux s'allumèrent dans le crépuscule, comme des signaux. De la voûte sombre du ciel parvint en réponse la lueur des étoiles. On dirait que la terre et les cieux sont des armées qui se préparent au combat, pensa-t-il. Et que leurs campements sont plongés dans le calme nocturne et attendent le jour pour déclencher les hostilités. Et ici dans tout ce fouillis de ruelles et plus loin dans la plaine, dans les demeures des puissants, aucun homme n'avait jamais entendu son nom, pas un seul n'était disposé à croire l'histoire qu'il s'apprêtait à raconter. Il fallait bien pourtant qu'il la raconte. C'est pour cela qu'il avait traversé le monde et il n'avait pas l'intention de renoncer.

Il marchait à grands pas et attirait de nombreux regards intrigués par ses cheveux blonds et par sa grande taille, ces cheveux, il faut le dire, passablement sales qui se déversaient autour du visage comme les eaux dorées du lac. Après la tour aux défenses d'éléphants, le chemin grimpait vers une porte de pierre ornée de bas-reliefs représentant deux éléphants se faisant face.
De ce portail grand ouvert parvenaient les rumeurs de gens occupés à jouer, à boire, manger et faire la fête. Des soldats montaient la garde à cette porte Hatyapul mais d'un air décontracté. La véritable entrée se trouvait plus loin. Ce n'était ici qu'une place publique, un lieu destiné aux rencontres, au commerce et aux plaisirs. Des hommes le dépassaient en hâte, courant satisfaire leur soif ou leur faim. Entre les deux portes de chaque côté de la rue pavée s'entassaient auberges, estaminets, étals de victuailles et colporteurs en tout genre. Acheter et être acheté, c'était ici le règne de cette activité éternelle: habits, ustensiles, babioles, armes, rhum. Le grand marché se trouvait plus loin au-delà de la porte Sud, plus modeste. C'est là-bas que les habitants se fournissaient, ils évitaient cet endroit qui n'était destiné qu'aux étrangers ignorant le véritable prix des denrées. C'était ici le marché des filous, le bazar des voleurs, tapageur, excessivement cher, détestable. Mais les voyageurs fatigués, qui ne connaissaient pas le plan de la ville et qui, de toute façon, n'avaient aucune envie de contourner les murailles par l'extérieur pour gagner le vrai grand bazar, n'avaient guère le choix, il fallait bien qu'ils s'adressent aux marchands de la porte des éléphants. D'ailleurs leurs besoins étaient urgents et sommaires.

Des poulets vivants, les pattes entravées, pendus la tête en bas, s'agitaient en caquetant, terrorisés, en attendant de passer à la marmite. D'autres préparations plus silencieuses attendaient les végétariens; les légumes, eux, ne crient pas. Et étaient-ce des voix de femmes que le voyageur entendait, portées par le vent, hululant, s'adressant à des hommes invisibles pour les agacer, les séduire, se moquer d'eux? Etait-ce le parfum de ces femmes qu'il respirait dans la brise nocturne? Ce soir il était trop tard pour tenter de rencontrer l'empereur. Le voyageur avait de l'argent en poche et venait de faire un long voyage circulaire. C'était sa façon à lui: gagner indirectement son but au prix de longs détours et d'errements. Depuis qu'il avait débarqué à Surat, il était passé par Burhanpur, Handia, Sironj, Narwar, Gwalior et Dolphur pour se rendre à Agra, et ensuite jusqu'ici, à la nouvelle capitale. A présent, ce qu'il lui fallait c'était un lit, le plus confortable possible, et une femme, de préférence sans moustache, il avait surtout grand besoin d'oublier, d'échapper à lui-même, besoin de cet oubli que l'on ne trouve pas entre les bras d'une femme mais dans l'abrutissement de l'alcool.

Plus tard, ses désirs satisfaits, il s'endormit dans un lupanar malodorant, ronflant vigoureusement aux côtés d'une putain insomniaque. Il était capable de rêver en sept langues: l'italien, l'espagnol, l'arabe, le persan, le russe, l'anglais et le portugais. Il attrapait les langues comme les marins attrapent les maladies; les langues étrangères lui tenaient lieu de gonorrhée, de syphilis, de scorbut, de paludisme, de peste. Dès qu'il sombrait dans le sommeil, la moitié de l'humanité se mettait à bavarder dans son esprit, lui racontant de merveilleux récits de voyage. Dans ce monde à moitié inconnu, chaque jour lui apportait de nouveaux enchantements. La magie poétique, visionnaire et prophétique du quotidien ne s'était pas encore fracassée contre la réalité prosaïque. Lui-même, le conteur, il avait été arraché à son foyer par des histoires fantastiques, et par l'une d'elles en particulier, une histoire qui allait assurer sa fortune ou bien lui coûter la vie.

A bord du vaisseau pirate du lord écossais, baptisé la Scàthach, du nom d'une déesse guerrière de l'île de Skye et dont l'équipage s'était joyeusement livré pendant de longues années au pillage et à la flibuste dans la mer des Caraïbes, lequel navire faisait route à présent vers l'Inde, chargé d'une mission officielle, le passager clandestin, ce Florentin langoureux, avait évité d'être brutalement précipité par-dessus bord au large du cap de Bonne-Espérance en faisant sortir une anguille de l'oreille du bosco, à sa grande stupéfaction, et en la jetant à la mer. On l'avait découvert sous une couchette dans le château avant, sept jours après que le bateau eut doublé le cap Agulhas à l'extrémité du continent africain. Il portait un pourpoint et des chausses couleur moutarde, était enveloppé dans un long manteau d'arlequin constitué de losanges de cuir brillant et serrait contre lui un petit sac en tapisserie. Il dormait à poings fermés en poussant des ronflements sonores sans faire le moindre effort pour se cacher. Il paraissait tout à fait prêt à ce qu'on le découvre et étonnamment confiant dans ses pouvoirs de charme, de persuasion et d'enchantement. Ceux-ci ne lui avaient-ils pas permis après tout de parcourir déjà un bon bout de chemin? De fait il se révéla un véritable prestidigitateur. Il changea des pièces d'or en fumée et retransforma en or cette fumée jaune. Il renversa un pichet d'eau claire et un flot d'écharpes de soie s'en écoula. Il multiplia des poissons et des pains en quelques tours de passe-passe de son élégante main, c'était là naturellement un blasphème mais les matelots affamés le lui pardonnèrent bien volontiers. Ils se signèrent à la hâte pour se prémunir contre une éventuelle colère de Jésus-Christ qui aurait pu prendre ombrage de voir sa place usurpée par ce thaumaturge tardif, et ils engloutirent cette manne d'une prodigalité inattendue à défaut d'être théologiquement correcte.
Copyright Plon.
source-http://www.lire.fr/critique.asp/idC=52861/idTC=3/idR=217/idG=4

illustration : la liseuse de Johann Baptist Reiter

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