Terminé hier soir cette extraordinaire fresque que cette saga familiale dans la plus pure tradition des grands romans du XIXe !
C’est en 1871 que commence l’épopée fabuleuse et terrible de la famille juive des Meijer.
Nous sommes en Suisse et même si l’an- tisémitisme sévit plus qu’en sourdine, rien ne semble encore préfigurer les événements tragiques du XXe siècle.
Entre humour juif époustouflant, tragédies, rituels et traditions, l’oncle Melnitz, mort depuis longtemps, vient dans les moments essentiels, rappeler chacun à un esprit critique et à une analyse éclairée des événements.
Melnitz, c’est la saga de la famille Meijer, une famille juive suisse, de 1871 à 1945 - de la guerre franco-prussienne à la fin de la deuxième guerre mondiale.
Un grand roman salué comme le Cent ans de solitude de la tradition yiddish.
En 1871, les Meijer - Salomon le marchand de bestiaux, sa femme Golda, leur fille Mimi, romanesque et coquette, et Hannele, une orpheline qu’ils ont élevée, vivent à Endingen, bourgade helvétique qui fut longtemps l’une des deux seules où les Juifs étaient autorisés à résider.
L’arrivée, impromptue, de Janki, un vague cousin, qui s’installe chez eux, va bouleverser ce petit monde clos.
Il aurait, dit-il, vécu à Paris. Il est beau parleur, hâbleur et ambitieux. Il ouvre à Baden, la ville voisine, un magasin " Aux Tissus de France ", et, épouse Hannele la laborieuse, qui va travailler avec lui avant de fonder son propre magasin, les " Galeries Modernes ".
Mimi épouse Pin’has, le fils du boucher et érudit talmudiste, follement amoureux d’elle et qui le restera toute sa vie.
La famille Meijer a commencé son ascension sociale, quitte peu à peu Endingen pour Baden, puis Zürich. Entre dans la modernité. Parallèlement, Janki multiplie les efforts pour être admis dans la société suisse, toujours foncièrement antisémite.
Son fils François va finir, dans le même espoir, par se convertir.
Comme toutes les familles, les générations successives de Meijer vivent leurs amours, leurs drames, leurs succès et échecs professionnels, évoluent -y compris sur le plan religieux - en passant du 19ème au 20ème siècle.
Mais leur histoire est profondément marquée par l’Histoire.
Ainsi, pendant la guerre de 14, Zalman, le gendre de Janki, ancien militant syndicaliste aux Etats-Unis, franchit les lignes de front pour aller chercher son fils Ruben, qui étudie dans une Yechiva au fin fond de la Galicie, où avancent les Cosaques. Cependant qu’ Alfred, le fils de François, est soldat dans l’armée française et tué en Alsace.
En 1937, Hillel - petit-fils de Zalman - ardent sioniste qui se prépare à l’émigration en Eretz Israël - se bat, à Zürich, avec les pro-hitlériens du Front National.
Arthur, le plus jeune fils de Janki et Hannele, devenu médecin, soigne gratuitement les enfants juifs réfugiés d’Allemagne, acceptés pour 3 mois en Suisse, et finit par épouser la mère de deux d’entre eux, afin de lui permettre de recevoir un visa d’entrée en Suisse - laquelle a fermé ses portes aux persécutés.
Ruben, devenu rabbin dans une ville allemande, décrit dans ses lettres une situation de plus en plus sombre, mais refuse d’abandonner sa communauté. Il va disparaître, avec sa famille.
1945 : L’Oncle Melnitz est de retour et raconte. La première phrase du livre prévient : " Après sa mort, il revenait. Toujours. " Il apparaît aux moments cruciaux auprès de l’un ou l’autre des Meijer pour évoquer des souvenirs, souvent tragiques, du passé, leur rappeler qu’ils ne sont pas des Suisses tout à fait comme les autres.
A présent, lui qui sait tout - Melnitz ou la mémoire - raconte aux Meijer survivants, et à qui veut l’entendre, des événements du passé récent, incroyables, " surtout ici en Suisse où l’on a vécu toutes ces années sur une île "…
Jusqu'au milieu du XIXe siècle Lengnau et Endingen situés à 4 kilomètres l'un de l'autre, sont les seuls villages en Suisse où les Juifs ont l'autorisation de s'installer.
L'acquisition de la terre leur étant interdite, ceux-ci sont surtout des commerçants, des colporteurs ou des négociants en bétail. En 1850 on dénombre 1515 Juifs qui vivent dans les deux villages.
Dès la moitié du XIXe siècle, ce nombre va rapidement diminuer. Ils ne sont plus que 263 en 1920, et en 1980 il n'y a plus que trois familles juives. Dès l'autorisation de s'installer dans les grandes villes, la majorité des familles ont quitté ces deux villages.
Une synagogue plus grande est donc construite entre 1850 et 1852. Sa façade en trois parties est surmontée d'un pignon en escalier. Au dessus de l'entrée se trouve une horloge, ce qui est extraordinaire pour une synagogue.
La raison de cette horloge est l'absence d'église avec clocher dans le village. La synagogue est l'unique lieu de prière d'Endingen. (wikipédia)
« Après sa mort, il revenait. Toujours. » Le fantôme de l'oncle Melnitz, comme la persécution à l'égard des juifs, revient toujours.
Melnitz commence par un deuil, et se termine sur un deuil, commence par cette phrase et finit avec elle.
Parallèlement au retour perpétuel, la boucle de l'Histoire se boucle. Si la mort y est très présente, ce grand roman passionnant raconte surtout la vie.
Des personnages romanesques, attachants ou irritants, prétentieux et ridicules, dévorés par l'ambition, ou bons et généreux, trop occupés à s'aimer, à s'enrichir ou à aider les autres pour écouter les histoires horribles de l'oncle Melnitz, véritable véhicule de la mémoire des juifs persécutés, fantôme qui leur apparaît à des moments cruciaux.
Son nom lui-même est une trace de l'histoire subie : son patronyme renvoie à Bogdan Chmjelniski, auteur, avec ses hommes cosaques, de cruautés monstrueuses sur les juifs.
Après la défaite de Bogdan, les enfants des femmes juives épousées et engrossées par les Cosaques furent réintégrés dans leur communauté exsangue et surnommés les Chmjelniski.
Celui qui ne permet pas d'oublier constate : « Dieu nous a punis de nos péchés, nous autres Juifs, en nous affligeant d'une bonne mémoire. Lorsque quelqu'un nous a fait quelque chose de par trop terrible, nous disons : ´Que son nom soit effacé.` Et nous nous en souvenons pour l'éternité. »
Une mémoire à double tranchant en effet, ambiguë comme Melnitz : il donnera sa voix aux horreurs de la Deuxième Guerre mondiale, mais il semble également se réjouir lorsque le mal s'annonce : « C'est reparti, dit-il en se frottant les mains comme avant un travail intéressant ou un bon repas. »
Peu présent en terme de nombre de pages par rapport à l'ensemble du livre, c'est pourtant bien lui qui donne son nom au livre. Ainsi Charles Lewinsky montre d'emblée son importance, qui réside dans la régularité de ses apparitions, et dans la force de son discours.
Son insistance est telle que sa fonction de mémoire vivante ressemble à une malédiction, d'autant plus qu'il semble jubiler lorsque ses avertissements – les juifs ne seront jamais en sécurité – se réalisent.
Melnitz a-t-il raison de voir la mémoire comme une punition, et d'affirmer que la persécution n'a pas de fin ?
La Deuxième Guerre mondiale est-elle une culmination de l'horreur, après laquelle l'on tournerait une nouvelle page, comme le suggère l'une des dernières phrases : « Nous allons enfin commencer notre deuil. »? Ou alors elle n'est qu'une horreur de plus, et c'est ce que laisse entendre le fait que Melnitz se termine comme il a commencé, avec la même phrase.
Chaque génération de la famille Meijer reçoit son lot de violence.
Alors que Salomon travaille à sa réputation de marchand juif honnête, sa fille adoptive Hannele se fait proposer des rasoirs pour se couper la gorge chez un coiffeur.
Quand son mari Janki, en 1893, reçoit des invités importants, à la seule fin de se convaincre qu'ils ne voient pas en lui le Juif, mais le commerçant prospère, ils lui parlent de l'initiative populaire visant à interdire l'abattage selon le rite juif.
Alors que François, petit-fils de Salomon, se convertit au christianisme, au grand désespoir de toute sa famille, il se voit tout de même refuser le droit d'acheter la propriété qu'il convoite.
Certains personnages sont dépeints avec une délicieuse ironie, comme Mimi, une jeune fille précieuse, et d'autres ont la carrure des héros de tragédies, ainsi Arthur, un médecin amoureux d'un beau jeune homme.
Aux moments importants de leurs existences, lorsque les émotions atteignent des sommets, le rythme des phrases s'accélère, alors que le reste du roman fait presque oublier l'écriture : le récit des événements emporte comme un torrent.
Cette écriture, parsemée d'expressions en yiddish et en judéo-allemand, autant dans les dialogues que dans la narration, crée une ambiance particulière à l'identité de ces juifs suisses.
Après maintes péripéties, des histoires bousculées par la grande Histoire, Melnitz, magnifique roman de la mémoire, se termine avec la découverte des horreurs nazies par les descendants Meijer, et la fresque sociale et historique se transforme en une injonction ambiguë : « Profitez de la vie, dit-il. Vous avez eu de la chance, ici, en Suisse. » - Laurence de Coulon - http://www.culturactif.ch/livredumois/livredumois.htm
Revue de presse : (bibliobs - Mona Ozouf )
«Melnitz» déroule la saga d'une famille juive qui, arrivée en Suisse en 1871, s'est partagée entre assimilation, révolution et sionisme. Bouleversant
«Melnitz» déroule la saga d'une famille juive qui, arrivée en Suisse en 1871, s'est partagée entre assimilation, révolution et sionisme. Bouleversant
C'est un inquiétant personnage, ce Melnitz, qui traîne derrière lui l'odeur et le froid du caveau. Mort depuis deux siècles au moins, il réapparaît dans la famille Meijer, à l'occasion d'un deuil, d'une bar-mitsva, d'une noce.
Il entre sans s'annoncer, s'assied, écoute, et de temps à autre prend la parole pour un commentaire sarcastique.
Ce qui le met en verve, c'est la confiance que les Meijer témoignent à leur pays - la si paisible Confédération helvétique -, à leurs voisins - tellement bien disposés à leur égard -, à leur propre réussite.
Tu crois, dit-il à l'un de ces ingénus, qu'«il ne peut plus rien t'arriver. Mais tu te trompes. Parfois, ils gardent le silence et nous pensons qu'ils nous ont oubliés. Crois-moi, ils ne nous oublient pas».
Et de dérouler la pelote des persécutions depuis le jour lointain où lui- même, Melnitz, est né en Ukraine, d'une jeune juive violée par un cosaque.
Entre 1871 et 1945, «l'oncle Melnitz» ne manquera pas d'occasions pour nourrir son pessimisme.
Entre 1871 et 1945, «l'oncle Melnitz» ne manquera pas d'occasions pour nourrir son pessimisme.
Certes le monde change, la famille Meijer prospère, agrandit ses magasins de tissus. Et de même que le shantung moiré supplante les étoffes grossières, la piété se fait moins rigoureuse, la communauté s'ouvre à la modernité. Pourtant, comme l'a pronostiqué Melnitz, la robe de Paris et le dernier rouge à lèvres n'empêchent pas la jeune Rachel d'être immédiatement identifiée comme juive.
Et puisque personne, en effet, n'a oublié, les Meijer doivent s'interroger: qu'est-ce donc qu'être juif? A cette question cruciale, ils donnent trois réponses, sous des bannières antagonistes: assimilation, révolution, sionisme.
La première est celle qu'ont choisie Janki, arrivé de France en 1871, puis son fils François, acharnés à se rendre invisibles dans la foule indistincte des Suisses: de là, les «soirées goys», organisées par Janki à l'intention des notables qu'il abreuve de vins coûteux (l'oncle Melnitz, dans son coin, ricane); de là, plus décisifs et vécus comme un drame par la famille, la conversion de François et le baptême de son fils Alfred.
Melnitz rappelle alors à qui veut bien l'écouter l'histoire des marranes.
Convertis, eux aussi. Et pourtant brûlés, disloqués, mis à mort. «Un juif reste un juif. Peu importe combien de fois il se fait baptiser.»
Ce François a un beau-frère qui a choisi un chemin tout différent. C'est sous le drapeau de la lutte des classes que s'avance ce Zalman Kamionker, venu de New York à Zurich pour le congrès international des travailleurs: il cherche à marier la particularité juive à l'universel socialiste. Pas vraiment assuré que le messianisme politique fasse bon ménage avec la tradition religieuse, Zalman, Américain de Galicie et parlant l'allemand comme un Souabe, consent à être «un méli-mélo, comme il sied à un juif».
Son petit-fils, lui, a choisi: élève d'une école d'agriculture et rêvant du retour à Sion, il fait apparaître dans la famille Meijer un type improbable: un juif paysan, un juif vainqueur. Melnitz, perplexe, remballe ses sarcasmes mais reste circonspect. «N'oublie pas, souffle-t-il au jeune homme, de nettoyer ton fusil.»
Il arrive au voyageur d'outre-tombe de s'occuper du bonheur ordinaire. Quand Hannele refuse l'homme qu'elle aime en découvrant qu'il l'a choisie par simple commodité, il grogne:«Tu as donc décidé de devenir une martyre? Que c'est beau! On te couvrira d'éloges. Nous, les juifs, nous aimons les martyrs.» Hannele, fille courageuse et pragmatique, entend le conseil et murmure: «On doit pouvoir vivre avec ça.»
Vivre avec, faire avec: c'est la réponse que donnent au malheur les sagaces et les romanesques, les timides et les audacieuses.
Tandis que les hommes élaborent des stratégies compliquées, souvent chimériques, les femmes dont ce roman égrène les merveilleux portraits - vous ne les oublierez plus - s'en tiennent à des choses simples et éternelles, le sentiment filial, la transmission, la fidélité.
Quand s'achève ce livre bouleversant, impossible à quitter pour peu qu'on l'ait ouvert, on retrouve Melnitz. Moins blême, semble- t-il, et presque ragaillardi par la tragédie qui lui a donné raison. C'est qu'il a changé d'emploi.
Quand s'achève ce livre bouleversant, impossible à quitter pour peu qu'on l'ait ouvert, on retrouve Melnitz. Moins blême, semble- t-il, et presque ragaillardi par la tragédie qui lui a donné raison. C'est qu'il a changé d'emploi.
Dans son rôle de Cassandre, on l'écoutait peu.
Désormais, on adresse des requêtes ferventes à l'homme- mémoire: mettre des prénoms d'enfants sur des photos sépia, ouvrir des valises abandonnées, retrouver des convois perdus, identifier des ombres, retracer des destins engloutis. «Six millions de nouvelles histoires, dit-il, des histoires incroyables, surtout ici, en Suisse, où l'on a vécu toutes ces années sur une île, à pied sec au milieu de l'inondation.»-Source: «Nouvel Observateur» du 2 octobre 2008.
illustration : la lectrice de Karl Stieler
2 commentaires:
Voilà un roman très tentant, typiquement du genre qui pourrait me plaire! Merci pour cette critique très construite.
Alors laisses-toi tenter Kali... un vrai bon roman.
Enregistrer un commentaire