jeudi 8 janvier 2009

littérature mexicaine : Sergio Pitol

Littérature mexicaine contemporaine









Sergio Pitol est né à Puebla en 1933.

Romancier, nouvelliste et essayiste.
Parmi les distinctions qu’il a reçues figurent entre autres :

le Prix Xavier Villaurrutia 1981 pour Nocturno a Bujara ;

le Prix latino-américain du roman Colima 1982 pour Cementerio de tordos ;

le prix Herralde du roman 1984 (Espagne) pour El desfile del amor;

le Prix annuel de l’Association polonaise de la culture européenne 1987 pour son action en faveur de la popularisation de la culture polonaise à l’étranger ;

le Prix national de la littérature et de la linguistique 1993

et le Prix Cervantès de littérature 2005.

Il a reçu en 2008 la Médaille d’or des beaux-arts pour sa contribution à la littérature mexicaine.






Nocturne de Boukhara
Les nouvelles de Sergio Pitot sont une fête de l'esprit, et celles que l'on va lire sont les favorites de l'auteur.
On y retrouve le savant mélange de fiction, de récit de voyage et de fantaisie débridée ainsi qu'un plaisir du texte rare qui caractérisent l'ensemble de son œuvre.
Il y a là une grâce très particulière : Pitot ne dit pas, il laisse deviner.
Chacune de ces quatre nouvelles est un labyrinthe, et chacun de ces labyrinthes, un dessin très particulier dont les entrelacs donnent forme et densité à l'indicible.
L'un s'organise autour de la célèbre Méphisto-valse de Liszt;
l'autre, autour d'une tentation dans une Venise éternelle...
"C'est à peine s'il réussit à se rappeler le début de la conversation. Tout ce qu'il sait avec certitude, c'est qu'à un certain moment il s'est levé, n'a fait qu'un bond, a sauté de joie à l'étonnement de sa sœur, de ses neveux et de l'ami de sa nièce, tout en expliquant qu'il avait toujours su ce que ce garçon soutenait : que le monde était asymétrique, tout comme l'essence de la matière, de l'énergie et, que diable! de la vie."

Mouvement perpétuel

La vie n'est pas un essai, bien que nous essayions beaucoup de choses ;
ce n'est pas un conte, bien que nous inventions beaucoup de choses ;
ce n'est pas un poème, bien que nous rêvions beaucoup de choses.
L'essai du conte du poème de la vie est un mouvement perpétuel ; c'est ça, un mouvement perpétuel.
Rubén Dario appelait " les rares " ces écrivains excentriques dont la course a, pour une raison indéterminée, dévié de la trajectoire imposée. Des erreurs de génie, en somme, qui ont apporté à la littérature et à la vie des alternatives d'une créativité inépuisable.
Augusto Monterroso (1921-2003) est une erreur, à l'instar de Borges, Pessoa, Perec ou Gombrowicz.
" Destructeur de fables conventionnelles " selon Vila-Matas, qui ne cache pas son indéfectible admiration pour ce maître du minimalisme et du mélange des genres.
Monterroso a construit une œuvre qui ne cesse d'interroger la vie, par énigmes. "
Il y a trois sujets à traiter : l'amour, la mort et les mouches, écrit-il dans Mouvement Perpétuel, moi, je m'occupe des mouches.
" L'humour, le jeu des formes et la diversité des questionnements - Comment se débarrasser de cinq cents livres, lutter contre la solennité et les mauvais poètes ?
A quelles extrémités peut mener la lecture de Borges ?
Pourquoi faire l'éloge de la brièveté et des écrivains de petite taille ? - donnent à ce livre hybride son unité parfaite, vitale. Mais derrière cette drôle de réalité, certains découvriront un espace infini, une immense mélancolie et d'autres obscurs ingrédients qui transforment le sens du texte.
Cette ambiguïté dissimulée confère à l'écriture de Monterroso une qualité unique, étrangère à toutes celles de la langue espagnole.
Mater la divine garce
Dante C. de la Estrella, juriste et industriel du bâtiment, raconte, l'alcool aidant, un voyage de jeunesse en Turquie avec de riches Mexicains, Rodrigo Vives et sa soeur Ramona, alors qu'il étudiait le droit à Rome.
Les Vives, qui lui reprochent sans cesse son peu de fortune, lui présentent Marietta Karapetiz, veuve d'un anthropologue spécialiste de rituels scatologiques mexicains.




«Pitol, Sergio (Puebla, Mexique, 1933). Personnage clé de ma vie. [...] Je l'ai connu à Varsovie en 1973, quand je suis allé expressément dans cette ville dans l'idée de lui exposer mes impressions de lecteur de ses nouvelles et, au passage, faire sa connaissance, et j'ai fini par rester un mois entier chez lui, tandis qu'il devenait mon maître.
[...] Aucun écrivain n'avait jusqu'alors pris la peine de me parler de littérature comme lui l'avait fait après les repas, moments inoubliables de ce séjour chez lui qui finirent par jouer un rôle clé dans ma décision d'écrire, jours qui marquèrent mon destin et furent à l'origine de mon montanisme.» (Enrique Vila-Matas, Le Mal de Montano).
Avec cet Art de la fugue, Sergio Pitol compose un livre-vie, une somme raisonnée et joyeuse de ses amours de voyage et de lecture, témoignant par-dessus tout de sa relation «viscérale et excessive» à l'écriture.
Mais c'est aussi une autobiographie intellectuelle et sentimentale dont la géographie est jalonnée de lieux inoubliables et d'amitiés indéfectibles, en une «compilation de repentirs et de regrets, une tentative destinée à apaiser des angoisses et cautériser des blessures».
Disciple de Monterroso, explorateur, à l'instar de Sebald et Magris, d'un territoire à cheval entre l'essai et la fiction, Pitol orchestre ici sa plus belle échappée.

Le voyage

En mai 1986, en pleine perestroïka, un diplomate mexicain (l'auteur ?) en poste à Prague est invité en Géorgie à titre d'écrivain.
Il rédige un journal de bord de ce voyage au cours duquel il doit rencontrer d'autres écrivains.
Or, la glasnost s'embrouille et notre homme est promené à Moscou, à Leningrad ; aussi le voyage se transforme-t-il en une galopade folle de scènes grotesques et de calamités joyeuses, pour se terminer à Tbilissi l'irrévérencieuse, ivre de ce printemps politique.
Sous la plume d'un merveilleux érudit excentrique et rêveur, ce voyage qui n'est ni un récit autobiographique ni un récit de voyage est aussi une traversée de siècles d'art et de culture, et de toute la forêt sacrée de la littérature russe, de Pouchkine à Gogol à Marina Tsvetaïeva.

La vie conjugale

Délicieusement ironique et cruelle, l'histoire que nous raconte ce roman aurait pu se dérouler en France, aux États-Unis, en Angleterre, voire en Russie.
C'est une histoire de tous les lieux mais aussi de tous les temps. Ovide, Flaubert et Nabokov en ont fait la matière même de leurs chefs-d'oeuvre et certains parmi nous - ô pauvres mortels, inconscients protagonistes du grand théâtre du monde - la mettent en scène au jour le jour.
Car la vie de couple - la vie d'un couple - est souvent ce récit sans nationalité et sans âge où nous finissons tous par nous retrouver, comme sur une photo de famille.
Sergio Pitol nous demande de la regarder en face et d'apprendre à en rire avec cette chronique vive, fluide et brillante.
Elle dépeint le portrait hilarant d'une Madame Bovary des tropiques, Jacqueline Lobato, et de ses cinq vies aux côtés de son mari, Nicolás.
Raconter leur rencontre, leur ascension, leur chute est, en principe, le but du narrateur de La vie conjugale. Pourtant, le roman commence le jour où Jacqueline décide qu'elle serait plus épanouie sans Nicolás et qu'il faut donc l'éliminer.
Voilà à quoi peut servir un amant - ou des amants.
Hélas, les choses ne sont jamais aussi simples dans la dure école de la vie conjugale. Après avoir tant aimé son mari, Jacqueline va devoir apprendre à bien le détester, en attendant de devenir une veuve riche et joyeuse.
Avec l'esprit étincelant qui le caractérise, Sergio Pitol se contente de gratter légèrement la surface polie d'un couple ordinaire. Les frustrations, les fantasmes, la jalousie et le temps font le reste.Attention : dangereusement drôle, à ne pas mettre entre toutes les mains.

Ce qu'en dit Tchipette, forum Grain de Sel :
Finis les écrits sur les écrivains ou la littérature, dans La vie conjugale nous ne pouvons que constater une critique féroce de ladite vie...Une Emma Bovary franchement déjantée, qui cherche systématiquement à trucider son brave mari un peu lourd et-qui-ne-comprend-pas-son-besoin-intense-de-culture.Un livre féroce, les tentatives n'étant pas complètement réussies, nous voici dans un vaudeville mexicain rigolo, où toute une frange bourgeoise est décapée au vitriol.
Méphisto-valse

lundi 17 décembre 2007, par
Sergio Pitol
La nouvelle reproduite ici est extraite du recueil Nocture de Boukhara, publié en septembre 2007 par les éditions Les Allusifs (ISBN : 2922868630).

On y retrouve le savant mélange de fiction, de récits de voyage, d’essais critiques et la fantaisie débridée qui caractérise l’ensemble de son œuvre. Sergio Pitol ne dit pas, il donne à deviner. Une sorte de voile enveloppe ses chutes.
Sa prose tient du grand art, dont l’allégresse, la délicatesse et l’humour impitoyable sont à la fois très ludiques et vaguement inquiétants.
Extrait : Mépéphisisto-valslse À Juan Villoro

Quand elle ouvrit son sac à main pour y chercher sa crème de nuit, le pyjama de soie bleue que sa soeur lui avait acheté en Inde et dans lequel elle se sentait si bien, ses pantoufles et le flacon de somnifères, la revue tomba à ses pieds (elle aurait pourtant juré qu’elle l’avait mise dans la valise noire !) comme si le sort voulait la perturber de nouveau et l’empêcher de trouver le repos.
Elle songea derechef à cet autre hasard douteux qui avait voulu que ce matin-là — alors qu’elle essayait pour la énième fois de convaincre Beatriz que sa vie matrimoniale était un désastre, que Guillermo n’en pensait pas moins, elle en était convaincue, et qu’elle insistait, disant que cette trêve leur avait fait connaître le plaisir tempéré de vivre séparément — son beau-frère lui tende la revue où figurait cette Méphisto-valse qui venait indirectement à l’appui de ses arguments et qu’elle n’avait pu s’ôter de l’esprit de toute la journée.

Elle avait eu l’intention de ne pas relire le récit avant d’être arrivée chez elle, lorsqu’elle serait confortablement installée, après s’être baignée, restaurée et avoir pris un peu de repos. Mais comment résister à la tentation alors que la revue retombait entre ses mains ? Ce fut ainsi qu’elle lut de nouveau le récit une fois étendue sur la couchette, cheveux brossés, couverte de son cher pyjama bleu, son calmant ingurgité, et cette relecture fit plus que la contrarier, elle lui inspira une angoisse incontrôlable quand, dans le grincement continuel des roues, elle réentendit la voix de Guillermo, son rythme, sa diction, son souffle haletant, et en vint même à en percevoir les pauses, quand il avalait et soufflait la fumée de sa cigarette.
Elle le lut d’une traite ; c’était un texte très court. Un mélange de colère et de dépit se leva en elle et lui souffla que ces sentiments amers, si elle s’y tenait, la délivreraient peut-être de l’angoisse. Normalement, se dit-elle et se redit-elle, elle aurait dû recevoir cette nouvelle et la réviser, comme elle l’avait toujours fait ; d’aussi loin qu’il lui en souvenait, depuis qu’ils avaient lié connaissance, dès avant leur mariage, quand ils étaient encore deux étudiants heureux et légèrement excessifs qui fréquentaient la faculté de philosophie qu’elle se remémorait si volontiers, il ne publiait rien qu’elle n’eût lu, commenté et discuté.
Oui, il était possible qu’à Vienne il fût parvenu lui aussi aux conclusions qu’elle avait essayé de faire entendre à sa soeur le matin même, et que la publication de cette « valse » dont il ne lui avait pas parlé fût un moyen de le lui faire savoir. Un défi ? C’était peu probable ; elle penchait plutôt pour une façon courtoise de lui signaler que les choses avaient changé entre eux.

Tous les torts ruminés chez sa soeur (auxquels celle-ci ne semblait pas attacher la moindre importance) au cours de la semaine précédente à Veracruz se présentèrent de nouveau à son esprit.
À la deuxième lecture, le sentiment d’effondrement fut encore plus vif. Quelque chose, dans le fond du récit, la méditation finale d’un ensemble de petitesintrigues qui avaient failli se cristalliser, trouver leurs valeurs propres, prendre forme — historiettes nourries des lieux communs les plus rampants d’une décadence fin de siècle, abreuvées de poncifs et de fariboles (la vie de patachon d’une femme que ses désordres conduisent à la mort, un empoisonnement des plus attendus, l’attrait criminel de la musique, entre autres) —, oui, quelque chose dans cette méditation, qui, en manière de postface d’un drame véritable entrevu par hasard, ne faisait que démontrer le manque d’intérêt de Guillermo pour la réalité en laquelle elle-même trouvait un soutien, la poussa à se dire que dans ses conversations avec Beatriz elle n’avait pas su ou n’avait peut-être pas voulu aller au fond du problème (ce pourquoi elle avait été si facilement réfutée et pourquoi elle méritait qu’on la jugeât incohérente, capricieuse et superficielle), de peur d’être effectivement confrontée à une situation qu’elle était pour ainsi dire incapable de s’expliquer.

Sa soeur avait peut-être raison quand elle affirmait qu’il ne leur arrivait rien d’autre que d’avoir passé l’âge où n’importe quelle nouvelle journée pouvait avoir le charme d’un jeu, d’une aventure exceptionnelle, ce qu’elle-même acceptait tout naturellement, mais que Guillermo, en revanche, se refusait d’admettre.

Ce qui quinze ans auparavant lui semblait attrayant en son mari avait commencé à l’exaspérer de manière telle que, à mesure que se rapprochait la fin de l’année sabbatique pendant laquelle Guillermo s’était rendu à Vienne, elle sentait l’inquiétude la gagner, redoutait son retour, se répétait que leur séparation avait été nécessaire, parce que de cette manière, sans douleur, sans angoisse, elle avait découvert que l’exaltation permanente dans laquelle il désirait vivre l’effrayait et l’épuisait, qu’auprès de lui elle ne pouvait s’adonner à son travail avec la passion que la solitude suscitait en elle (la monographie consacrée à Agustín Lazo ne lui avait demandé qu’un an et demi, et elle n’osait même pas imaginer le temps qu’il lui aurait fallu pour seulement la préparer si elle avait été à ses côtés !), et peut-être — mais à ce moment-là, cette seule idée la faisait trembler — le fait que dans aucune de ses lettres il n’eût mentionné ce récit signifiait-il que Guillermo était arrivé de son côté à la même conclusion et qu’ils se trouvaient non pas au bord comme elle le croyait mais au coeur de la séparation définitive.

Parler de cette possibilité avec sa soeur était une chose, faire face à l’évidence en était une autre. Son coeur se mit à battre de façon si irrégulière qu’elle dut se lever et prendre encore un sédatif. Même de l’autre côté de l’océan — ce qui était véritablement indécent ! —, Guillermo arrivait à lui donner de tels chocs. Pendant quinze, dix-sept, vingt ans, il en était allé de même : exigences implicites mais démesurées, tensions dont il fallait aller chercher les causes au royaume des hypothèses, dépressions moroses qui la chargeaient d’une culpabilité diffuse.

Guillermo avait l’habitude de dater tout ce qu’il écrivait. Elle put ainsi apprendre que la nouvelle avait été achevée huit mois auparavant, c’est-à-dire peu après qu’il se fut installé à Vienne. Non, elle en était certaine, jamais il ne lui avait écrit une seule ligne à ce sujet. Elle ignorait tout à fait qu’il pût s’occuper d’autre chose que de son essai sur Schnitzler,auquel il faisait souvent allusion. Dans l’une de ses dernières lettres, il lui parlait avec enthousiasme d’un récit sur Casanova, lui répétait qu’en le lisant elle changerait d’avis sur l’auteur (qu’en fait il connaissait à peine) et cesserait de lui reprocher de n’avoir pas choisi comme sujet Hofmannsthal (dont l’oeuvre, exception faite de quelques livrets d’opéras, lui était parfaitement inconnue mais ne lui paraissait pas moins, par tous ses aspects culturels — la collaboration avec Strauss, les essais que Broch, Curtius et Mann lui avaient consacrés —, beaucoup plus captivante).

Ce dont elle était sûre, c’est que dans une de ses lettres il évoquait le concert qui lui avait sans aucun doute inspiré la nouvelle. Elle s’en souvenait parce qu’il y soulignait que le pianiste n’était autre que David Divers, qu’ils avaient pu entendre, à Paris, à l’époque où l’adolescent prodige cédait place au musicien génial. Ce n’est pas tant le talent que la beauté du jeune homme qu’elle a gardé en mémoire.

Il y a dans le récit (elle rouvre la revue, cherche un certain paragraphe pour se convaincre qu’elle n’a pas déliré, et, l’ayant trouvé, pousse un soupir de contentement) une référence passagère au concert auquel ils ont assisté ensemble à Paris après leur mariage, et elle s’avise que son abattement a été tel qu’il suffit de ce rien pour qu’elle se sente aussitôt flattée. Le narrateur (parce que Guillermo crée une distance entre lui et le récit en donnant la parole à un alter ego mexicain comme lui, et comme lui faisantun court séjour à Vienne) se souvient du concert pendant lequel il a entendu pour la première fois le pianiste jouer, et plus précisément du moment où celui-ci s’est levé pour remercier le public de ses applaudissements et où sa femme — celle du narrateur, c’est-à-dire elle-même, qui, étendue sur une couchette du Veracruz-Mexico, lit une revue littéraire —, au spectacle des tempes baignées de sueur du jeune pianiste, a fait la remarque (mais au moment où elle lit ces mots, elle est pour ainsi dire certaine de n’avoir jamais dit pareille chose) que la vue de ces gouttes de sueur glissant sur ses tempes et ruisselant sur ses joues lui faisait penser au visage d’un jeune faune qui viendrait de faire l’amour.

Une fois la citation trouvée, elle relut la nouvelle depuis le commencement et put savourer la beauté de certaines phrases, reconstituer la trame, remarquer que, comme dans presque tout ce qu’il écrivait, l’histoire était un simple prétexte pour former un tissu d’associations et de réflexions qui expliquaient le sens que revêtait pour lui le fait même de raconter.

Dans ses premiers récits, les associations avaient été plus libres, un jaillissement d’images et de péripéties le plus souvent reliées par un fil très enfoui que le lecteur ne parvenait à distinguer qu’une fois la lecture bien avancée ; dans les récits suivants, le discours serpentait en un cours plus lent mais aussi plus ample, qui laissait délibérément percevoir l’influence de certains auteurs de langue allemande, des Autrichiens, surtout, qui l’avaient enthousiasmé dès l’époque où il était étudiant. Ces derniers temps, il n’écrivait que des essais. C’était aussi pourquoi découvrir cette nouvelle l’avait surprise.

Rien de ce que Guillermo a pu écrire ne l’a jamais contentée à la première lecture. Il y a en elle un besoin irrépressible de se faire l’avocat du diable, face à son mari, de chercher les erreurs qu’il a pu commettre, de relever les incohérences, de repérer les mollesses et les adiposités de sa prose. C’est pourquoi il l’estimait, en tant que lectrice. Par exemple,elle aurait retravaillé l’image de la femme qui apparaît dans ce texte.
Elle y sent comme toujours un excès de courbes, de rondeurs, des formes trop pleines qui ne manquent pas d’évoquer des hanches pareilles à des amphores et des seins semblables aux mascarons des édifices hyperbaroques. Il y a chez lui un engouement obsessionnel pour les brocarts, les velours et les dentelles, toute cette « véronèserie », comme elle s’est écriée un jour dans un élan de hardiesse, un maniérisme dans le traitement de ses personnages féminins qui l’a toujours mise mal à l’aise et en lequel elle devine aujourd’hui une façon de s’opposer à elle, de la combattre, comme un défi lancé à ses cheveux courts, ses petits seins, ses hanches étroites, les lignes sobres de ses vêtements.

Le récit n’est sans doute pas mémorable ; son mari l’abandonne au moment où elle commence à s’y intéresser. Comment comparer, se demande-t-elle, cet ensemble de suppositions qui frise la parodie avec le drame réel du vieil homme et du pianiste qu’il écarte avec tant de hauteur ? La nouvelle débutait par une sorte de chronique musicale sur le concert d’un soliste célèbre dans la grande salle du Conservatoire de Vienne. La première partie du programme se composait de la Sonate en si mineur et de la Méphisto-valse de Liszt ; la seconde comprenait exclusivement des études de Chopin.
Le narrateur décrit la sonate, et Guillermo avait dû, pour ce faire, se servir des précisions du programme ou les avoir tirées d’un ouvrage de vulgarisation musicale ou encore d’une biographie de Liszt, car, pour aussi incroyable que la chose pût paraître, il ne connaissait rien en la matière et n’arrivait jamais à identifier l’accord le plus simple. Bien qu’ils fussent allés régulièrement aux concerts et y eussent pris plaisir,apparemment (ce qu’elle estimait non seulement possible, mais considérait même comme certain), cette fréquentation et ce plaisir tenu pour avéré ne lui avaient aucunement affiné l’oreille.
Ils avaient un jour eu l’occasion d’entendre Richter interpréter à Rome le Carnaval de Schumann grâce à une amie de sa mère de passage en ville qui, par miracle, leur avait offert les billets, après avoir mobilisé la moitié du monde pour obtenir trois entrées à prix d’or, et préféré, au dernier moment, aller voir un film avec une actrice qu’elle adorait, laquelle, selon le secrétaire de son mari, lui ressemblait de façon époustouflante.
Guillermo et elle y étaient donc allés avec Ignazio, et ç’avait été là — comment pouvoir l’oublier ? — une des très rares occasions, pendant toutes leurs années de mariage, où elle n’avait pu se contenir quand, avec un aplomb d’expert, Guillermo s’était exclamé que Richter n’avait rien compris à Schumann en dépit de l’ovation que lui avait faite cette multitude de rupins ignorants, qu’il avait joué comme à la manoeuvre, comme s’il s’agissait d’une marche, ou presque, que le romantisme allemand c’était tout de même autre chose, riche d’une infinité de nuances que le pianiste n’avait même pas su percevoir, et elle, encore bouleversée par ce qu’elle venait d’entendre, lui avait lancé un : « Je t’en prie, Guillermo, ne dis pas de sottises » qui l’avait plongé dans un silence morose lourd de ressentiment pendant tout le temps de leur souper à la Trattoria del Trastevere où Ignazio les avait emmenés. C’était là une situation exceptionnelle.

En général, il attendait qu’elle eût donné le la, dit les premiers mots qui contenaient la clé, et, avec assez de cohérence et parfois même avec éclat, il se prononçait alors sur le sujet. Il l’amuse, quand il entre dans son bureau et la trouve en train d’écouter un disque ; il s’empresse toujours de demander ce que c’est et, s’il s’agit de quelque chose qu’il serait honteux de ne pas connaître (alors qu’en fait, en dehors de la Polonaise, L’Empereur, la Symphonie n° 1 de Mahler ou la Symphonie n° 5 de Beethoven, il est perdu), elle répond comme si elle avait la tête ailleurs, levant à peine les yeux de sa machine à écrire ou du livre dans lequel elle est alors plongée : « La Symphonie de César Franck, bien entendu ! » ou : « Le concerto pour flûte de Mozart que tu aimes tant ! » et il fait mine de se concentrer jusqu’à ce qu’il reconnaisse telle ou telle phrase mélodique qu’il fredonne à voix basse. En se remémorant ces moments tandis qu’elle lit ce qu’il a écrit sur la complexité structurelle de la Sonate en si mineur, « si décriée à son époque, rejetée par Schumann lui-même, mais qui n’en est pas moins, comme le montrent les recherches contemporaines, le plus extraordinaire monument pianistique de son temps », elle se sent pleine de bonnes dispositions à son égard, et même d’affection pour l’absent.
illustration : la liseuse de David R. Darrow

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