mercredi 16 juillet 2008

«Balade en Calvados» avec André Gide

Série de l'été. «Sur les pas des écrivains» (Ed. Alexandrines)


Tout au long de l'été, BibliObs et les Editions Alexandrines s'associent pour vous emmener en balade en compagnie d'écrivains. Aujourd'hui, partez à La Roque-Baignard avec André Gide
André Gide, le maire de La Roque-Baignardpar Henri Heinemann

Dès l'enfance, André Gide a aimé le domaine de La Roque-Baignard et son château.
À douze kilomètres de Pont-l'Évêque, proche de Cambremer, chef-lieu de canton, non loin non plus du château de Formentin, baptisé Quartfourche dans «Isabelle», la propriété venait à l'écrivain de sa mère et des ancêtres maternels.

Jamais ne s'édulcora l'image qu'il conserva des lieux. Si la propriété bâtie revendiquait une construction en 1577, et des transformations ultérieures, on s'en tiendra à la description de «Si le grain ne meurt»: «Il sautait aux yeux que le corps de logis principal était de construction bien plus récente, sans autre attrait que le manteau de glycine qui le vêtait.
Le bâtiment de la cuisine, par contre, et la poterne, de proportions menues, mais exquises, présentaient une agréable alternance de briques et de chaînes de pierre, selon le style de ce temps. Des douves entouraient l'ensemble.» C'est ce que Gide se remémorait en 1900, au moment de quitter, à regret, et vendre La Roque. Et d'évoquer avec émotion: «Au chant de la cascade se mêlaient les chuchotis de la rivière et le murmure continu d'une petite source. Un peuple d'hirondelles sans cesse tournoyait autour de la maison. Quand je pense à La Roque, c'est d'abord leurs cris que j'entends.»

Château de La Roque-Baignard
Cette maison - mais en fait cela tient du manoir ou du petit château -, Gide prit plaisir à s'y rendre de temps à autre, à y retrouver sa mère tant qu'elle vécut, à y accueillir des cousins et cousines, les Widmer et leurs enfants, les Démarest, certains Rondeaux. Des amis aussi, tels Valéry, Jammes (auteur d'une élégie sur La Roque), Eugène Rouart.
Puis sans cesse les bâtiments réclamaient divers entretiens. Ainsi, en mai 1896, fallut-il «rafistoler quelques toitures».

Le bonheur lié à ces présences à La Roque explique la place que la propriété tient de façon éminente dans l'œuvre de Gide, notamment dans «Si le grain ne meurt» et «L'Immoraliste» [notre texte]. Certes avec des précautions, des modifications quant aux noms de lieux et de personnages, mais de manière très transparente, le régisseur Armand Desaunay devenant Bocage dans «L'Immoraliste», par exemple.

Il convient d'ajouter qu'à peu de distance s'étendait le Val-Richer, propriété de Guizot jadis, puis de ses descendants de Witt-Guizot jusqu'à notre époque.

L'enfant Gide adorait ce château de La Roque ceint de douves: «Qui dira l'amusement, pour un enfant, d'habiter une île, une île toute petite». La pêche le captivait. Adulte, il y cultiva l'amitié et la littérature. En 1896, il n'est pas encore, tant s'en faut, un écrivain de large renommée: «Les Cahiers d'André Walter», «Le Traité du Narcisse», «Le Voyage d'Urien», «Paludes» ont connu un retentissement confidentiel.

Or, alors qu'il séjourne à La Roque au printemps 1896, voici qu'une surprise de taille s'impose au soir du scrutin municipal du 3 mai: par 28 voix sur 36 votants - c'est dire la maigreur de la population masculine, la seule à voter - il est élu conseiller municipal de La Roque-Baignard, et deux semaines plus tard, maire! Apparemment, «on» a organisé la chose. Ce «on», le régisseur Desaunay, rêve d'occuper le poste au prochain renouvellement.
Quoi qu'il en soit, Gide n'en revient pas, d'autant qu'il est l'un des trois plus jeunes maires de France: «Des gens qui ne m'ont jamais vu! Je ne leur ai jamais rien fait! Faut-il que le monde soit méchant, tout de même!», écrit-il en riant jaune à son ami Paul Valéry. Ce n'est pas que la charge soit lourde: 140 habitants.
Cependant, le conseil se réunit légalement quatre fois l'an et il lui faudra faire le minimum: il présidera neuf conseils sur quatorze en quatre ans, non point dans la mairie, qui n'existe pas, mais dans une pièce d'habitation proche de l'actuelle mairie. Il s'intéressera à ses concitoyens, témoignant de son «zèle civique».

Occasion imprévue de découvrir les moins reluisants des habitants. Car, dans la Normandie profonde, on boit plus que de raison, et c'est avec humour que, dans le texte «Jeunesse», en 1931, il raconte: «Un de mes premiers actes fut de faire interner une alcoolique à l'asile du Bon-Sauveur de Caen.
L'alcool ravageait sournoisement le pays. Alcoolique, chaque habitant de ma commune l'était plus ou moins».
Dans la suite d'un récit digne de Maupassant, nous assistons à une mise en scène montée par Gide contre un dénommé Goret (cela ne s'invente pas !) dont l'épouse était internée pour un delirium tremens. «Je lui fis tirer la langue, je retournai ses lèvres, ses paupières, avec l'air le plus compétent, examinai ses réflexes et le reploiement de son pouce que je déclarai caractéristique et fort inquiétant.» Eh bien, mettons ceci à l'actif du très sobre Gide: Goret se réforma totalement.

André Gide
Les aventures se multiplient pour le jeune maire inexpérimenté quoique consciencieux. En témoigne l'accouchement de l'épouse de Pierre B., le plus jeune fermier de la commune, parti deux jours pour une affaire de bétail. Car l'accouchement se déclenche en son absence. On appelle un médecin de Lisieux des moins experts. Rentre l'époux qui constate l'horreur de la situation: «Sur le lit défait, plein de sang, sa jeune femme inanimée, le ventre ouvert. Au pied du lit, un paquet de chairs sanglantes: ce qui restait de son enfant. Sur le sol, un couteau, un couperet, une lardoire. Le forceps ne suffisant pas, les instruments de cuisine, venus à la rescousse, racontaient l'affolement de ce trop jeune docteur.»
Le maire réagit, fonce à Lisieux, veut déposer plainte contre le tortionnaire. Las ! ce n'était qu'«un garçon presque aussi jeune que moi». Gide s'en va, ne se sentant pas la force d'accabler le malheureux.

Ne parlons pas de Mulot, dont la mésaventure, contée au maire, tient en sept pages de papier bible au terme desquelles Mulot est condamné pour viol.

Cependant, tout n'est pas dramatique. Tiens! voici le conseil de révision, que préside nécessairement le principal magistrat de la commune. Pas reluisants, les conscrits: «Des corps mal dégrossis ou déformés».
Tout de même, se présente un appelé qui a fait des études. Négligeant le corps, notre maire vise l'intellect et interroge le jeune homme sur Dostoïevski, qu'il ne connaît pas! Le conscrit en question est Jean Schlumberger, qui réside naturellement au Val-Richer puisqu'il appartient à la parentèle de Guizot.
Schlumberger narre la scène dans «Éveils»: «[Gide] a raconté les tribulations que lui valut sa rustique magistrature, et comment elles contribuèrent à lui faire quitter le pays. Une des fonctions d'un maire est d'assister aux conseils de révision.
Il se trouvait donc au chef-lieu de canton, parmi l'aréopage devant lequel, tout nus, les garçons de ma classe vinrent un à un passer sous la toise et faire mesurer leur cage thoracique. À mon tour je fus examiné sous l'œil de tous ces messieurs. Rhabillé, je croisai Gide sur le perron de la mairie [de Cambremer].» Plus tard, sur Dostoïevski, «je lui répondis le plus sottement du monde».

Cette expérience municipale, nous le savons, cessera en 1900, de sorte que Desaunay arrivera à ses fins: le fauteuil de maire. Toutefois, André Gide, friand de tirer de tout un enseignement, n'oubliera pas ce qu'il avait appris: son œuvre en profitera.

Le texte présenté ci-après est extrait de la seconde partie de «L'Immoraliste», roman (bien que l'auteur évite le mot) fortement imprégné d'autobiographie. Le domaine de La Morinière n'est autre que La Roque-Baignard, et si Gide n'est pas exactement Michel, principal héros, il lui ressemble fort.
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H. H. © Editions Alexandrines.«Balade dans le Calvados», 250 p., 21,60 euros.
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Lire un extrait de «L'Immoraliste» d'André Gide.

Michel, jeune homme prometteur diplômé de l’Ecole des chartes, part au Maghreb avec Marcelline, la femme qu’il vient d’épouser sans réel amour. En Tunisie, Michel manque de mourir de la tuberculose.
Il va développer durant sa convalescence un appétit de vivre qu’il n’aurait jamais envisagé, et dont les jeunes Tunisiens profitent plus que son épouse.
De retour en France, ils s’installent en Normandie, où Michel va se repaître des vices des paysans.
A Paris, il rencontre par hasard un ami, Ménalque, dont l’existence libre de toute contrainte sociale ou morale le fascine.
Marcelline fait une fausse couche et semble dépérir. Michel décide de la faire voyager, en réalité plus pour satisfaire ses pulsions que pour la guérir. Alors que la maladie (elle a en effet contracté la tuberculose en soignant son mari) s’aggrave, Michel et Marcelline reviennent en Afrique du Nord.
Le climat ne fait qu’empirer l’état de la malade, qui finit par mourir alors que son époux prend du bon temps avec un jeune délinquant.
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