« Les best-sellers sont rarement des chefs-d’œuvre. » Régis Debray ne croyait pas si bien dire en écrivant cette phrase, qu’on peut lire à la page 34 de son livre Un candide en Terre sainte (Paris, Gallimard, 2008).
J’avais eu - tardivement - connaissance de l’existence de ce livre en lisant le compte-rendu qu’en avait publié Le Point et qu’on m’avait envoyé de France.
Parmi les extraits reproduits par l’hebdomadaire, j’avais relevé ce passage d’anthologie sur le mont des Oliviers, dont la lecture m’avait tristement diverti : « Le mont des derniers jours est une leçon de choses, c’est pierreux contre feuillu. Certes, il y a le Cantique des cantiques - “Je suis la rose de Saron et le lis des vallées.”
Certes, il y a les plantations d’arbres rituelles, la protection des forêts, les serres d’orchidées. Mais que le judaïsme et l’islam soient intimement liés par de communes accointances avec le règne minéral, tandis que le chrétien fraye avec le végétal - du bois de la crucifixion au lis marial -, rien ne l’atteste mieux qu’une vue plongeante depuis le mont des Oliviers, telle qu’on peut l’avoir du haut des Sept Arches, l’ancien palais du roi de Jordanie converti en hôtel, au déclin du jour. »
Un ami à qui j’avais fait lire ces lignes s’était demandé un peu méchamment si leur auteur, quant à lui, n’avait pas d’accointances avec le règne gazeux.
L’auteur aurait pu tout aussi bien souligner que la Bible commence dans un jardin et le christianisme dans une grotte (celle de la nativité ou celle de la résurrection, au choix), mais, fier apparemment de sa trouvaille, il tenait à la placer. C’est une des principales caractéristiques de ce livre, sur laquelle nous reviendrons : un discours qui crée son objet au lieu de le décrire.
En lisant les extraits reproduits par Le Point, j’avais aussi appris, entre autres choses, qu’Émile Choufani, le célèbre curé de Nazareth, cumulait les rôles de don Camillo et de Peppone, et qu’il avait abandonné le rite melchite pour passer au rite latin après avoir fait son séminaire à Issy-les-Moulineaux !
Estimant avoir eu ma ration de bêtises après la lecture de ces quelques pages, je n’aurais pas prêté plus d’attention au livre de Régis Debray si je n’avais découvert le succès remporté par cette publication et, par conséquent, la nécessité de réagir.
Je me suis donc attaqué, crayon à la main et avec une consternation grandissante, à la lecture de ces 450 pages.
Alors que je n’en étais encore qu’à la moitié du livre, mon bêtisier remplissait déjà trois pages et, sans les sentiments mêlés du devoir et du plaisir ambigu de la pêche aux perles, j’aurais sans doute abandonné la lecture au milieu du chantier. À quoi s’ajoutait le dilemme : parler de ce livre, au risque de lui faire de la publicité, ou laisser dire sans réagir ?
Le plus difficile, pour en rendre compte, est de choisir les citations et les exemples. On voudrait les transcrire tous, mais il y faudrait une bonne dizaine de pages, et un livre entier pour les réfuter, depuis les erreurs objectives - et il y en a une quantité impressionnante - jusqu’à des affirmations où le goût de la formule fait franchir les limites imposées par la décence, comme de prétendre que si, en Israël, « chaque vie perdue est une tragédie », c’est parce qu’ « une société riche et consommatrice devient vulnérable et douillette », « impropre aux grands et longs sacrifices » (p. 79-80).
Commençons par ce qui pourra paraître comme le plus superficiel : les fautes d’orthographe, erreurs de transcription, dates et chiffres erronés. Fautes d’orthographe : « Nicomède » pour Nicodème (p. 34), « Herlz » pour Herzl (p. 163), « minya » pour minyan (p. 301), « Solanas » pour Solana (p. 327), « Ephren » pour Ephron (p. 345)... En hébreu, Jésus se dit « Yeshua » à la page 26, « Yoshua » à la page 31 et « Joshua » aux pages 87 et 184. Le patriarcat latin de Jérusalem aurait été rétabli en 1850 (p. 113 ; 1847 en réalité).
La forteresse de Massada serait tombée en 70 (p. 359 ; 74 en réalité). Relevons à ce sujet cette formule qui ne détonnerait pas dans une anthologie des perles du bac : « À Massada ont bien été découverts des noyaux de dattes recrachés par les suicidés. » (p. 296). Les assiégés recrachant des noyaux de dattes après s’être donné la mort ! Flavius Josèphe ne nous avait pas tout raconté. Dans le genre, l’ « ouvrier de la vingt-cinquième heure » (p. 407), n’est pas mal non plus. Virgil Gheorghiu aurait-il été flatté d’être confondu avec l’Évangile ?
Que l’auteur n’ait pas eu le temps de relire ses épreuves s’explique aisément : l’idée du livre est née en août 2006 (p. 13) et le produit fini était en librairie en janvier 2008. Pour l’honneur des spécialistes dont les noms apparaissent au fil des pages, on peut supposer qu’il ne leur a pas faire relire son manuscrit. On portera donc à son débit, et non au leur, un certain nombre de bourdes entre lesquelles il faut malheureusement faire un choix et qu’il serait fastidieux de réfuter en détail une à une.
On apprend par exemple que les Esséniens, vers 150 avant J.-C., auraient « fait sécession, abandonnant le temple aux pharisiens jugés trop laxistes et trop hellénisants. » (p. 89).
Récidive sur les pharisiens gardiens du temple à la page 197 ; sauf erreur de ma part, les Sadducéens n’apparaissent jamais dans le livre.
Au chapitre des atrocités subies par les Juifs, notre auteur porte l’ « appel au crime de Bernard, l’abbé de Clairvaux » (p. 184) - en contradiction avec un auteur juif de l’époque, écrivant au sujet du même Bernard : « ... sa voix était redoutable car il était aimé et respecté de tous. Il n’avait cependant reçu ni argent ni rançon de la part des Juifs, c’était son cœur qui le portait à les aimer et lui suggérait de bonnes paroles pour Israël. Je te bénis, ô Dieu, car tu nous as pardonnés et consolés en suscitant ce juste sans lequel nul d’entre nous n’aurait conservé sa vie... ».
La formule « Adamat qodesh [lire Admat qodesh, n.d.l.r.], litanie juive, est présente dès l’Exode, reprise en leitmotiv dans Josué, Zacharie, etc. » (p. 137).
En réalité, la formule en question, qui signifie « terre sainte », ou plus exactement « terre de sainteté », ne se trouve que deux fois dans la Bible, en Exode 3,5 et Zacharie 2,16 (il en faut peu pour faire une « litanie » !), et la première de ces occurrences concerne, non la terre d’Israël, mais le Sinaï.
On apprend aussi que « l’hérésie chrétienne [aurait] été souverainement dédaignée par les maîtres du Talmud » (p. 185). Il y a pourtant plus de cent ans que Travers Herford a démontré longuement le contraire. Comment peut-on jouer les érudits en accumulant péremptoirement autant de sottises ?
On apprend aussi qu’il y aurait en Terre sainte cinquante mille chrétiens (p. 43), dont quarante mille à Bethléem (p. 48) - alors qu’il y en a cent quarante-six mille cinq cents officiellement en Israël et quarante-neuf mille dans les territoires palestiniens, dont vingt-deux mille à Bethléem et dans les communes voisines ;
que les musulmans israéliens seraient interdits de service militaire (p. 45-46) ;
que depuis l’édification de la clôture de sécurité, le nombre des pèlerins à Bethléem aurait été divisé par dix (p. 53) - alors qu’en réalité, il n’y en avait jamais eu autant depuis de longues années ;
qu’il serait déconseillé d’y dormir (ibid.) - alors que les hôtels affichent complet ces derniers mois ;
qu’il serait impossible aux chrétiens d’y pénétrer autrement qu’en voyage organisé (ibid.) - ce qui est faux ;
que les boutiques d’objets de piété seraient fermées ou désertes (ibid.) ;
qu’il y aurait cinq cent quarante-six barrages routiers dans les territoires palestiniens (p. 58) ;
que le quartier juif de la vieille ville couvrirait à lui seul le tiers de la Jérusalem intra muros (p. 121) - ce que dément la carte de la page 382, qui montre au contraire que le quartier juif est le plus petit des quatre et qu’il s’étend sur moins d’un cinquième de la vieille ville ;
que les murs de Saint-Pierre en Gallicante seraient néo-byzantins (p. 138) ;
qu’on pourrait voir à Capharnaüm, près de la maison de saint Pierre, les restes d’un temple romain (p. 295) ;
que l’édicule construit en 1808 au-dessus de l’emplacement du tombeau du Christ serait en bois (p. 407) ! Oui, vous avez bien lu, il s’agit bien de la construction qui s’élève au centre de la rotonde, et devant laquelle « la file d’attente s’allonge (...) comme à la porte d’un cinéma » (p. 403). Si vous pensiez qu’elle était en marbre, détrompez-vous. Du moins sommes-nous assurés qu’elle n’est pas en carton.
Au rayon de la vulgarité pédante, deux exemples suffiront :
Jésus, « un Dieu suant, pissant et saignant » (p. 27). « J’ai parfois l’impression que pour les dominicains, jésuites ou assomptionnistes derrière leurs portes closes, le Saint-Sépulcre, la basilique de Nazareth et le Cénacle sont assimilables à de mauvais lieux, établissements un peu louches à contourner, genre Moulin de la Galette ou Crazy Horse. » (p. 145).
« Avertissement à messieurs les écrivains : ne pas se fier au ouï-dire. » (p. 97) On aimerait être sûr que l’auteur s’est plié lui-même à cette règle mais, si l’on en juge par ce qui est objectivement vérifiable, la rigueur de l’information n’est pas le premier de ses soucis. Au fil des pages, on éprouve au contraire le sentiment que la recherche de la formule l’emporte largement sur celle de la vérité.
L’auteur a réussi par exemple à traverser Jéricho sans prêter attention à la végétation, aux flamboyants et au bougainvilliers : « Quoi de plus désolé, de plus pelé que le Jéricho d’aujourd’hui ? » (p. 338). Au « tertre » de Jéricho, « un vague rempart, une tour néolithique et bien écornée s’éboulent sous la pluie et le vent. » (p. 338). En réalité, la tour en question se trouve au fond d’un trou, protégée du vent par le tell qui l’entoure, et l’auteur ne s’est évidemment pas préoccupé de savoir combien de millimètres de pluie tombent chaque année à Jéricho.
Régis Debray ne décrit pas, il interprète, et les commentaires qu’il plaque sur ce qu’il voit relèvent souvent de la pure imagination plus que de l’analyse. Il lui arrive de tomber juste, et ses réflexions peuvent être pénétrantes.
D’autres élucubrations sont plus aventureuses. Un seul exemple : il consacre quatre pages (158-162) à nous montrer les « drogués du Talmud » (entendez : les pieux de Mea-Shearim ; merci pour eux), dévalant la rue qui conduit au Mur occidental du temple sans prêter attention aux gens qu’ils côtoient.
Après s’être posé la question « Pourquoi une telle capacité d’absence chez ces noirs obus à hautes chaussettes blanches ? », il se répond à lui-même : « Ils doivent à tout prix protéger leur pureté du tout-venant. Croiser le regard d’un impur serait moins distraction qu’impiété. Ils nous annulent en somme pour rester propres : simple précaution. » S’il s’était renseigné au lieu de philosopher longuement sur sa propre réponse, il aurait appris qu’il est recommandé par la tradition de se rendre à la prière avec empressement et d’en revenir comme à regret.
Et s’il avait observé ces même haredim deux heures plus tard comme flânant sur le chemin du retour, il aurait dû imaginer une autre explication - ce qui d’ailleurs, on peut en être sûr, ne lui aurait pas demandé un grand effort. Qu’aurait-il dit s’il avait dû passer la porte de Damas à contre-courant un vendredi, quand les musulmans se rendent à la mosquée ?
Il était plus important pour l’auteur, dirait-on, de se raconter que de vérifier ses sources. Je n’ai pas compté les passages du livre construits sur le schéma de la thèse et de l’antithèse, la thèse étant le désir et l’antithèse la frustration : j’attendais que... j’imaginais que... je pensais que...
Puis, après quelques pages de description de ses attentes plus ou moins secrètes, vient le « hélas », ou le « patatras », du choc de la réalité : à défaut de pêcheurs lavant leurs filets à Capharnaüm, il aurait bien aimé apercevoir au moins une voile sur le lac... Hélas, il n’a vu et entendu que « les campings en haute Galilée, le fast-food à Nazareth, les HLM au sommet du mont des Oliviers ( ?), les sonos hurlantes à Emmaüs ( ?), bref la vie. » (p. 298). Ce livre est l’expression d’une attente déçue.
On ne manquera pas d’objecter qu’il contient aussi, comme on dit, « beaucoup de choses vraies ». Il faudrait beaucoup de mauvaise foi pour ne pas en convenir. Mais comme le lecteur qui ne vit pas sur place n’a pas les moyens de démêler le vrai du bluff et qu’aucun artifice typographique ne permet de distinguer les informations objectives des erreurs et des phantasmes, ce livre est finalement plus dangereux que si l’auteur avait tout faux du début à la fin.
En réalité, cet ouvrage est tout sauf une enquête. C’est l’expression de la quête personnelle de Régis Debray, qui se définit comme « chrétien athée » (p. 335), qui répond « I hope so » (« je l’espère ») quand on lui demande s’il est chrétien (p. 403) - « le bon chrétien », est-il précisé par ailleurs, étant lui-même « un juif cynique » (p. 200) - et qui se débat avec ses propres questions sur les religions. Démarche respectable en elle-même, mais qui ne peut se présenter comme un « reportage » que par abus de langage.
Le plus navrant dans cette affaire est la manière dont ce livre a été reçu par la presse. Qu’on puisse dire tout et n’importe quoi sur la « Terre sainte » ne nous surprend plus. Il est plus inquiétant de voir les recenseurs subjugués louer ce livre sans réserve et sans aucune distance critique, au point d’aller jusqu’à le pasticher pour en amplifier l’écho ; comme si seul comptait le style - très discutable au demeurant - et non le contenu.
Affligeant.
Mis en ligne le 4 juin 08
Mis en ligne le 4 juin 08
site de l'auteur http://www.regisdebray.com/content.php?pgid=bib&cat=lit
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire