mardi 16 septembre 2008

Denis Johnson - Arbre de fumée

rentrée littéraire septembre 2008
littérature étrangère
Du jour de l'assassinat de JFKen 1963 au début des années quatre-vingt, Arbre de fumée accompagne les (més)aventures de Skip Sands, un jeune agent de la CIA engagé dans des opérations contre le Viêt-cong.
Croisant les parcours d'une demi-douzaine de personnages pris dans la guerre.

Denis Johnson plonge le lecteur au plus noir du conflit et de l'espionnage. Il parvient ainsi à rendre compte de l'influence à la fois dramatique et hallucinatoire de la guerre du Vietnam avec un talent aussi maîtrisé qu'un Michael Cimino ou un Francis Ford Coppola et décrit de manière bouleversante la lente chute de ses personnages.
revue de presse : Libération


La guerre, c’est beaucoup d’ennui, très peu d’action et de la mise en bière.

Il est difficile, tandis qu’on lit ce roman de Denis Johnson, d’en boire autant que les personnages qui flottent dedans.

Mais il est impossible de se sentir sobre et léger après les avoir accompagnés. Non seulement parce que, de 1964 à 1983, guerre du Vietnam finie et mal digérée, la plupart ont été tués là-bas, exécutés ailleurs ou condamnés chez eux, comme trafiquants ou comme braqueurs, tous moralement détruits.

Mais aussi parce qu’ils ont tant parlé pour abrutir leur peur, leurs complots, leur dégoût et leur désorientation, ils ont tellement traîné leurs guêtres et leurs bavardages dans le drap du récit qu’on est devenu saoul avec eux, en eux, alourdi et somnolent comme on peut l’être dans une moiteur tropicale sans ciel, sans relâche, sans lendemain : les longs dialogues suent tout ce que les protagonistes craignent de voir, finissent par vivre, ne comprennent pas, et qui n’est rien d’autre que la pire réalité possible.
Johnson, qui a vécu aux Philippines et effectué d’excellents reportages de guerre, par exemple au Liberia (Pistes, également chez Christian Bourgois) la révèle de la même façon que dans ses articles : par l’attente.
Les personnages semblent accoucher mot à mot de ce qui va leur tomber dessus.
Ça finit par surgir de partout, très vite, jamais longtemps. La réalité est subie, absurde, violente et incompréhensible.
L’arme au poing.
Une phrase résume la tonalité du livre : «Il faisait nuit noire. C’était le Vietnam. "Putain", fit James, en essayant de parler aussi doucement que l’obscurité.» Il s’agit donc d’une vieille histoire, toujours neuve : celle des Etats-Unis se fourvoyant l’arme au poing, gamins casqués en avant, barbouzes en arrière, dans un pays qu’ils sont incapables de connaître et d’aimer.

L’affaire commence aux Philippines, où un tueur allemand, qu’on retrouvera lisant Simenon au Vietnam, contacté ici et là par la CIA, tue à la sarbacane un prêtre soupçonné à tort de soutenir les communistes.

Le cadavre file dans la rivière.

Le jeune Skip Sand, qui apprend les langues et recueille toutes sortes d’informations pour la Centrale, le voit passer dans les roseaux. Skip est le neveu d’un colonel héroïque et désenchanté qui lit Orwell pour informer le désastre.
Il ne sait rien mais, déjà, la machine à manipuler l’enveloppe : le voilà «dans l’ombre du mystère qui devait le dévorer».

Plus tard, au Vietnam, tandis qu’il lit Antonin Artaud dans un village sous l’identité d’un prêtre canadien, Skip comprend ceci : «Il avait rejoint la guerre pour voir des abstractions devenir réalité. Au lieu de quoi, il avait observé l’inverse. Tout, maintenant, était abstrait.»

Il vit dans la maison d’un médecin français qui s’est fait sauter dans un tunnel, et qui a dû vivre sa vie dans un roman de Jean Hougron. Il parle vietnamien avec ses voisins. Il boit du thé, se renseigne sur tout et sur rien, retrouve la seule femme qu’il a aimée, et qui n’aime pas ce qu’il fait.
Skip appartient à une Amérique qui envoyait encore, dans les pays qu’elle voulait soumettre, des polyglottes dont l’unique fonction était d’être curieux. Ça ne change rien.

L’offensive du Têt, en 1968, met le jeune James Houston, 20 ans à peine, dans le rôle de Fabrice Budweiser à Waterloo. On crie et on tire dans les collines, l’obscurité n’est qu’une bouche à feu. Son sergent est troué par une fusée éclairante. Des lurps (patrouilles de reconnaissances en profondeur, fous d’entre les fous) rapportent un prisonnier vietcong qu’ils finissent par énucléer. Ils retournent vers lui ses globes oculaires pour qu’il voie à l’intérieur de lui-même. James regarde. C’est un gamin d’Arizona venu pour échapper à l’ennui, comme son grand frère, «par connerie et par curiosité». Il est con et il découvre. Il rejoindra les lurps.

Chasseur de daim.

La technique de composition du roman est classique : on suit chaque personnage, par flashs intermittents, sur vingt ans.

Les informations sont connues : le Vietnam appartient à la mémoire des livres - celui-ci fait nettement écho à Putain de mort, de Michael Herr - et du cinéma - il y a, comme dans Voyage au bout de l’enfer, un chasseur de daim.

On n’apprend donc rien en lisant Arbre de fumée.

Mais on sent physiquement toute cette matière tropicale, paranoïaque et bureaucratique, qui fond dans les bavardages et que résument ces phrases d’Artaud :

«Nous retombons dans cet état de pure indétermination où, la moindre certitude nous apparaissant comme un égarement, toute prise de position, tout ce que l’esprit avance ou proclame, prend l’allure d’une divagation.»

Skip les note, les traduit. Quinze ans plus tard, on le pend pour trafic d’armes en Malaisie, sous un faux nom. - http://www.liberation.fr/culture/livre/351293.FR.php?rss=true&xtor=RSS-461

Extrait : éditeur
1963
La nuit précédente à trois heures du matin le président Kennedy avait été assassiné.

Le matelot Houston et les deux autres recrues dormaienttandis que les premiers reportages faisaient le tour du monde.

Il y avait sur l’île un petit boui-boui ouvert toute la nuit, un club déglingué doté de gros ventilateurs à pales fixés au plafond, d’un seul bar et d’un flipper ; les deux marines qui tenaient ce club étaient venus les réveiller pour leur apprendre ce qui était arrivé au président.

Les deux marines restèrent assis avec les trois matelots sur les bat-flanc de la cabane en préfabriqué destinée aux simples soldats depassage, à regarder le climatiseur fuir dans une boîte de café et à boire des bières.

Toute la nuit, la radio des forces armées, installée àSubic Bay, continua de diffuser des bulletins d’information sur ce meurtre incompréhensible. C’était maintenant la fin de matinée et le matelot breveté Houston Jr sentait son ébriété se dissiper peu à peu tandis qu’il marchait dans la jungle de Grande Island avec un fusil de calibre .22 qu’il venait d’emprunter.
Le bruit courait que des sangliers sauvages écumaient l’île et ce centre de repos de l’armée, qui était tout ce que Houston avait vu jusque-là des Philippines. Il ne savait pas quoi penser de ce pays. Il avait simplement envie de chasser un peu dans la jungle.

Le bruit courait qu’il y avait des sangliers sauvages dans lecoin.Il avançait avec prudence, en pensant aux serpents et en s’efforçant d’être silencieux, car il voulait entendre le sanglier avant que celui-ci ne chargeât. Il avait conscience de l’ampleur du risque. De partout lui arrivaient les dix mille bruits de la jungle, ainsi que les cris des mouettes et la rumeur de l’océan ; lorsqu’il restait parfaitement immobile pendant une minute, aux aguets, il entendait bientôt son pouls ricaner dans la chaleur de sa chair et la sueur ruisseler dans ses oreilles.

S’il demeurait sans bouger quelques secondes de plus, les insectes volants le repéraient et vrombissaient autour de sa tête. Il posa le fusil contre un bananier rabougri, retira son bandana, l’essora, s’essuya le visage et se tint un moment là, chassant les moustiques avec ce bout de tissu et se grattant l’entrejambe d’un air absent.

Tout près, une mouette semblait se disputer avec elle-même, en une série de glapissements aigus interrompus par des cris contradictoires plus sourds ressemblant à Huh ! Huh ! Huh !
Alors, une forme qui se déplaçait d’un arbre à l’autre attira l’attention du matelot Houston. Il garda les yeux rivés sur l’endroit où il l’avait vue parmi les branches d’un hévéa et tendit la main vers le fusil sans modifier la direction de son regard.
La chose bougea encore. Il comprit qu’ils’agissait d’une sorte de singe, pas beaucoup plus gros qu’un chihuahua. Pas vraiment un sanglier sauvage, mais la bestiole s’offrait à l’examen humain, accrochée de la main gauche et des deux pieds au tronc de l’arbre et arrachant la mince écorce avec une hâte fébrile et exaspérée.

Le matelot Houston prit le mince dos du singe dans la ligne de mire. Sans bien réfléchir à ce qu’il faisait, il appuya sur la détente. Le singe s’aplatit contre l’arbre, il écarta bras et jambes avec enthousiasme, puis, passant les mains derrière lui comme pour se gratter le dos, il dégringola par terre.

Terrifié, le matelot Houston assista aux convulsions de l’animal. S’appuyant sur un bras, le singe se hissa au-dessus du sol pour s’adosser au tronc d’arbre et écarta les jambes devant lui, comme quelqu’un qui se repose après un labeur épuisant.

Le matelot Houston s’obligea à avancer de quelques pas et, à une distance de trois ou quatre mètres seulement, il constata que la fourrure du singe était très brillante, qu’elle paraissait teinte au henné parmi les ombres et en blond dans la lumière, tandis que les feuilles remuaient doucement au-dessus de lui.
L’animal regardait à gauche et à droite, sa respiration était haletante et profonde, à chaque inspirationson ventre se gonflait énormément, comme un ballon. La balle l’avait touché assez bas, elle était ressortie par l’abdomen.

Le matelot Houston sentit son propre ventre se déchirer. « Seigneur Dieu ! » cria-t-il au singe, comme si cette exclamation avait pu améliorer l’état à la fois déplorable et gênant de l’animal blessé.

Il crut que sa tête allait exploser, si le soleil presque au zénith continuait d’embraser la jungle autour de lui, si les mouettes continuaient de crier, si le singe continuait d’examiner les alentours avec attention,en remuant la tête et ses yeux noirs de gauche et de droite, tel un témoin qui aurait suivi le déroulement d’une espèce de conversation, d’une sorte de débat ou de combat que la jungle – cette matinée– cet instant précis – menait.

Le matelot Houston marcha jusqu’au singe, posa le fusil à côté de lui et souleva l’animal entre ses mains, tenant ses fesses dans l’une, sa tête dans l’autre. D’abord fasciné, puis horrifié, il s’aperçut que le singe pleurait. Sa respirationétait hachée de sanglots, des larmes coulaient de ses yeux à chaque battement de paupières.

Il regardait çà et là, apparemment guère plus intéressé par cet homme que par tout ce qu’il pouvait voir autour delui. « Hé », dit Houston, mais le singe ne parut pas l’entendre. Alors qu’il le tenait dans ses mains, le coeur du singe s’arrêta. Houston secoua son menu fardeau en sachant très bien que c’était inutile. Il eut le sentiment que tout était de sa faute et, parce que personne ne pouvait le voir, il se laissa aller à pleurer comme un enfant. Il avait dix-huit ans.

Quand il revint au club tout proche de l’océan, Houston vit qu’un banc de méduses violettes s’était échoué sur la plage grise ; il y enavait des centaines, chacune de la taille d’une main, translucide et ratatinée au soleil. Le petit port de l’île était vide. Aucun bateau n’y venait jamais, sauf le ferry de la base navale de l’autre côté de SubicBay.

Seulement quelques mètres plus loin, deux bungalows en bambou se dressaient au bord de la bande de sable sous les arbres grandiosesqui semaient de petites fleurs pourpres sur leur toit. De l’intérieur d’un bungalow sortaient les cris d’un couple en train de faire l’amour, une prostituée et un marin, pensa le matelot Houston. Ils’accroupit à l’ombre et écouta jusqu’à ne plus entendre ni fou rire ni souffle rauque ; alors sous le rebord du toit du bunalow un lézard semit à appeler – un bref roucoulement préliminaire, puis une série de gloussements durs, de staccatos secs – gek-ko, gek-ko, gek-ko...

Au bout d’un moment l’homme sortit, il avait environ quarante cinq ans, les cheveux coupés en brosse, une serviette blanche coincée sous la bedaine, une cigarette entre les incisives, et il resta là, bien campé sur ses jambes, retenant d’une main la serviette contre sa hanche, regardant un objet proche mais invisible, en oscillant d’avant en arrière.

Sans doute un officier. Il prit la cigarette entre le pouce et l’index, tira une bouffée, puis laissa une brume lui entourer le visage.

« Encore une mission accomplie. »

La porte du bungalow voisin s’ouvrit et une Philippine, nue, la main plaquée sur l’entrejambe, lança :« Il aime pas le faire.

- Hé, Lucky ! » cria l’officier.

Un petit Asiatique franchit la porte, vêtu d’un treillis militaire.

« Tu l’as pas expédiée au septième ciel ?

— C’est peut-être la malchance, dit l’autre.

— Le karma, fit l’officier.

— Possible », acquiesça le petit homme.

À Houston l’officier dit :« Tu cherches une bière ? »Houston avait eu l’intention de déguerpir.

Il s’apercevait maintenant qu’il avait oublié de le faire et que cet homme s’adressait à lui. De sa main libre l’officier jeta sa cigarette et écarta la serviette autour de ses reins. À Houston il dit – en lâchant un jet presque rectiligne qui écuma contre le sol et détruisit son mégot : « Préviens-moi si tuvois un truc intéressant. »

Convaincu d’être un imbécile, Houston rejoignit le club. À l’intérieur, deux jeunes Philippines aux robes fleuries et colorées jouaient au flipper et parlaient si vite, tandis que les grands ventilateurs tournoyaientau-dessus d’elles, que le matelot Houston se sentit vaciller.

Sam, l’un des deux marines, était derrière le bar. « La ferme, la ferme ! » hurla-t-il. Il leva la main, laquelle tenait une cuillère en bois.

« Qu’est-ce que j’ai dit ? demanda Houston.

— Pardon. » Sam se pencha vers la radio, en se concentrant tel un aveugle sur le son qui en sortait. « Ils ont chopé le type.

— Ils l’ont déjà annoncé avant le petit déj. On le sait.

— Y a d’autres infos sur lui.

— Okay », dit Houston.

Il but un verre d’eau glacée et écouta la radio, mais il souffrait maintenant d’une telle migraine qu’il ne comprenait pas un traître mot. Une ou deux minutes plus tard, l’officier entra en arborant une gigantesque chemise hawaiienne, accompagné du jeune Asiatique.

« Mon colonel, ils l’ont chopé, dit Sam à l’officier. Il s’appelleOswald.

— Mais qu’est-ce que c’est que ce nom ? s’indigna le colonel, apparemment aussi offusqué par le nom de l’assassin que par son forfait.
— Putain d’enculé, fit Sam.
— L’enculé, reprit le colonel. J’espère bien qu’ils vont lui couper les couilles. J’espère qu’ils vont lui flanquer une balle dans le cul. » Ilessuya ses larmes sans la moindre gêne et ajouta : « Oswald, c’est son prénom ou son nom de famille ? »

Houston se dit que d’abord il avait vu cet officier pisser par terre et maintenant il le voyait pleurer. Au jeune Asiatique, Sam dit :« Monsieur, on a le sens de l’hospitalité ici. Mais d’habitude on sert pas les soldats philippins.

— Lucky vient du Vietnam, rectifia le colonel.
— Du Vietnam ? Z’êtes perdu ?— Non, pas perdu, répondit l’homme.

— Ce type, dit le colonel, est déjà pilote d’avion à réaction. Il est capitaine dans l’armée de l’air du Sud Vietnam. »

Sam demanda au jeune capitaine :« Alors, y a la guerre là-bas ou quoi ? La guerre ?

Taca-taca-tac. » Il leva les mains devant lui comme s’il tenait une mitrailleuse et les agita spasmodiquement.
« Oui ? Non ? »

Le capitaine se détourna de l’Américain, aligna les mots mentalement, les répéta en silence, tourna la tête en sens inverse et dit :

« Je ne sais pas si c’est la guerre. Beaucoup de gens sont morts.

— C’est bien, opina le colonel. Ça compte.
— Et tu fais quoi ici ?— Je suis ici pour formation hélicoptères, répondit le capitaine.

— T’as même pas l’air assez vieux pour faire du tricycle, dit Sam.T’as quel âge ?
— Vingt-deux ans.

— J’offre sa bière à ce petit bridé. T’aimes la San Miguel ? Ça t’ennuie si je te traite de bridé ? C’est une mauvaise habitude que j’ai.
— Appelle-le Lucky, dit le colonel. Cet homme paie pour toi,Lucky. Quel est ton poison préféré ? »

Le garçon se renfrogna, délibéra mystérieusement avec lui-même,puis répondit :
« J’aime Lucky Lager.
— Et quelle marque de cigarettes fumes-tu ? s’enquit le colonel.
— J’aime Lucky Strike », répondit-il en faisant rire tout lemonde.

Soudain Sam regarda le jeune matelot Houston comme s’il venait de le reconnaître et lui lança :« Où est mon fusil ? »
Le temps d’un battement de coeur Houston ne comprit absolument pas de quoi l’autre parlait. Puis il éructa :« Merde.— Où est-il ? »

Sam n’avait pas l’air très intéressé par la réponse,seulement curieux.

« Merde, répéta le matelot Houston.
Je vais le chercher. » Il lui fallut retourner dans la jungle.

L’air était tout aussi chaud, et tout aussi humide. Les mêmes animaux y faisaient les mêmes bruits, et la situation était tout aussi terrible, Houston était loin des lieux qu’il connaissait, il devait encore faire deux ans dans la marine et le président, le président de son pays, était toujours mort – mais lesinge avait disparu.

Le fusil de Sam était posé à l’endroit où il l’avait laissé dans les fourrés, et le singe n’était nulle part visible. Quelquechose l’avait emporté. Il s’était attendu à devoir le revoir ; il se sentit donc soulagé de retourner à pied vers le club sans avoir été obligé de constater de nouveau ce qu’il avait fait.
Mais il comprit, sans beaucoup d’inquiétude ni de malaise, que ce spectacle ne lui serait pas toujours épargné.

Le matelot Houston fut promu une fois, puis rétrogradé. Il eut un aperçu de quelques grandes capitales de l’Asie du Sud-Est, il traversa àpied des nuits enivrées où des brises moites agitaient les lanternes des rues, mais jamais il ne resta assez longtemps à terre pour perdre le pied marin, seulement assez longtemps pour ne rien comprendre, pour voir les visages vaciller et entendre les rires douloureux.

Lorsqu’il acheva son tour de service, il se réengagea, surtout ravi du pouvoir qu’il avait de créer son propre destin simplement en apposant sa signature au bas d’une feuille de papier.

Houston avait deux frères plus jeunes que lui. Le cadet, James, s’engagea dans l’infanterie et fut envoyé au Vietnam ; un soir, juste avant la fin de son second tour de service dans la marine, Houston prit un train à la base navale de Yokosuka, au Japon, à destination de la ville de Yokohama, où James et lui avaient prévu de se retrouver au Peanut Bar.
C’était en 1967, plus de trois ans après l’assassinat deJohn F. Kennedy. Dans le wagon Houston se trouvait gigantesque chaque fois qu’il regardait au-dessus d’une tête couverte de cheveux noirs. Les petits passagers japonais le considéraient sans joie, sans pitié, sans honte,

jusqu’à ce qu’il ait l’impression qu’on l’étranglait. Il descendit du train et garda la bonne direction à travers la bruine du soir en suivant des voies de tramway mouillées jusqu’au Peanut Bar. Il mourait d’envie de dire quelque chose en anglais. Le Peanut Bar était un vaste établissement bondé de marins et d’impeccables officiers de la marine marchande ; les voix résonnaient dans la tête de Houston, la fumée lui emplissait les poumons.
Il repéra James près de la scène et s’avança vers lui, la main tendue.« Je quitte Yokosuka, mec ! Je suis de retour sur un rafiot ! »Telles furent ses premières paroles.
L’orchestre submergea ses mots – quatre jeunes imitateurs japonais des Beatles, aux vêtements blancs aveuglants, à la frange noire. James, en civil, assis à une petite table, les dévorait des yeux, seulement conscient de ce spectacle, et Bill lui lança une cacahuète dans labouche.

James montra les musiciens. « C’est vraiment ridicule. » Il lui fallut hurler pour se rendre à peine audible.
« Que veux-tu que je te dise ? C’est pas Phoenix.

— Presque aussi ridicule que toi en uniforme de marin.— Ils m’ont libéré il y a deux ans, mais j’ai remis ça. Je sais pas pourquoi, mais je l’ai fait.
— T’étais bourré ?

— J’étais pas mal bourré, ça oui. »

Bill Houston découvrit avec stupéfaction que son frère cadet n’était plus un gamin. James arborait une coupe de cheveux en brosse qui accentuait la largeur et la puissance de sa mâchoire, et il se tenait très droit sur sa chaise, en homme qui sait ce qu’il veut.

Malgré ses vêtements civils, on aurait dit un soldat. Ils commandèrent chacun un pichet de bière et tombèrent d’accord pour dire qu’en dehors de quelques trucs bizarres, comme le Peanut Bar, ils aimaient bien le Japon – même si jusque-là James avait seulement passé six heures dans ce pays entre deux vols, et même si le lendemain matin il devait monter dans un autre avion à destination du Vietnam – ou, en tout cas, qu’ils n’avaient rien contre les Japonnais. -http://www.christianbourgois-editeur.fr/nouvelles/nouvelle-en-ligne.asp?num=78

Note :
jamais vraiment lu sur la guerre du vietnam...
en règle générale j'évite toujours les romans "de guerre"...
simplement parce que je n'arrive pas a m'y intéresser -idem pour les films-
Un préférence pour les documentaires ou les livres d'Histoire.
donc, peu de chance pour que je lise celui-là... quoique, comme je pense aborder cette année le "roman d'espionnage"...




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