jeudi 11 septembre 2008

Antoine Sénanque - L'ami de jeunesse

Rentrée littéraire septembre 2008

Antoine est psychiatre.
Il a quarante-huit ans
et une situation enviable.
Une épouse obsessionnelle,
des jumeaux qu'il confond,
une belle-mère hypocondriaque,
un frère aîné qui vit à ses crochets.
une secrétaire qui le déteste,
des patients phobiques et fidèles, quand sa femme ne l'est plus.
Et surtout, un ami de jeunesse, Félix, restaurateur, coureur, menteur, dont l'insouciance heureuse le désespère.
Car Antoine a le désespoir facile. Dominé par ses doutes, velléitaire et passif, il laisse le temps altérer doucement son humeur.
Jusqu'au jour où il décide de changer de vie et convainc Félix de le suivre... L'ami de jeunesse est le roman caustique, tendre et drôle, d'une renaissance.
*
Biographie
Né en 1959 à Paris, Antoine Sénanque est l'auteur chez Grasset d'un récit,
Blouse (2004)
et d'un premier roman, La grande garde (2007).


Premier cours. Amphi Guizot. La jeunesse de Constantin.

Première observation. Les étudiants boivent. Beaucoup. De l'eau. Des bouteilles entières. Ils boivent partout et tout le temps, par petites gorgées répétées. Les bouteilles dépassent des sacs, des manteaux. On ne les partage pas. On tire dessus par bouffées, sur des goulots en forme de filtre. Pas de fumeurs dans les pauses, des buveurs d'eau. La bouteille est devenue un accessoire de la panoplie de l'étudiant, à côté du stylo. Ils la placent bien en évidence sur la table et la laissent se consumer, avant de la jeter vide, comme un mégot.

J'ai voulu comprendre ce phénomène. J'ai demandé l'avis de Félix qui m'a répondu par son habituel :
- Tu te poses trop de questions.
Moi, je pense que les étudiants sont déshydratés par l'enseignement.

Ce ne sont pas des professeurs qui nous délivrent leur savoir mais des astres. Calorifères. Ils ne nous cultivent pas, ils nous chauffent. Ils recréent une ambiance saharienne. Les rites du désert suivent. On assiste à leurs cours, en bédouins. Le soleil de la connaissance agite les molécules, comme un micro-ondes. L'étudiant chauffe, donc boit.

Deuxième observation. Les étudiants sont des étudiantes. Pour la plupart. Et sages. On n'imaginera jamais à quel degré de sagesse sont parvenus les élèves de la Sorbonne. J'avais promis à Félix une année à remous, avec du mouvement, de l'excitation, un film de douze mois avec les ingrédients de ceux que nous aimons voir ensemble : de l'action et de l'érotisme. Sans véritablement croire en ces perspectives embellies pour attirer mon ami, je ne pensais pas être aussi loin de la réalité.

Les amphithéâtres ressemblent à des sanatoriums lorsque les malades ne toussent plus. Il y règne une paix anormale, menaçante. Le silence cache quelque chose, à l'hôpital souvent un mort, à la Sorbonne aussi. Car il faut bien qu'un peu de vie se soit éteinte dans le secret de ces écoliers sans lumière. Rien de nécessaire, un bout de fantaisie, bruyante, mobile, cette petite danse du cœur que l'on ne garde pas, soit, mais qui devrait survivre au moins quelques tours avant de s'arrêter.

Ils avaient la ride précoce ces vingtenaires, la joie coronarienne. Je les trouvais matures à la sinistrose, mais très avortons pour le reste. Le pire était qu'ils ne paraissaient pas du tout conscients de leur état. Ils venaient, satisfaits, avec leur gaieté molle, leur jeunesse jaunie et leur bonne éducation, lissés comme des momies par leurs bandelettes sociales.
La Faculté ne devait pas avoir beaucoup dépensé dans les bourses. Tout ce monde respirait la marque, du bonnet à la chaussure et la convention.

On n'entendait plus aucun écho des révolutionnaires de 68. Ils n'avaient tranché la tête de personne, certes, mais au moins ils avaient mis un peu d'ambiance. Là, morne plaine. À part les raclements de gorge, les mouchages, les quintes, rien. De l'ordre, de la discipline. Une caserne pour élèves officiers.

Je me demandais d'où pouvait bien leur venir cette obéissance. Le professeur n'était pas menaçant. Plutôt cordial et détendu. Ils étaient nombreux, anonymes, libres. Leur troupe en imposait. Mais les visages étaient concentrés, les têtes hochantes, les regards désapprobateurs sur le bavard égaré. Ils avaient tous le même air, le pire, l'air concerné. Ils ne plaisantaient pas avec l'avenir, ces adultes de demain. Ils avaient fini de rire.

Ou bien tout n'était que faux-semblant, ce grand calme cachait une tempête à venir, des Louise Michel respiraient sous les couettes. J'essayais de repérer les jeunes fauves tapis sous les apparences, mais les étudiants faisaient plutôt penser à des grenouilles. Celles qu'on dissèque. Pas décérébrés, mais décaractérisés. J'attendais le médiéval pour confirmer cette observation, mais je ne me faisais pas d'illusion.

Félix, qui sentait les choses, résuma bien la situation.
On va pas forcément se marrer, cette année.

Notre premier contact avec l'université n'avait pas tenu toutes mes promesses. Je n'étais pas troublé dans mes décisions existentielles, mais la route m'apparaissait plus tortueuse que prévu. En réalité, je me sentais assez déprimé. Je m'en ouvrais auprès de mon ami qui se réanimait au contact de l'air extérieur. Depuis la sortie de l'amphithéâtre, il agitait son cou, en cherchant sur la pointe des pieds à croiser dans la foule des étudiantes un regard langoureux. Il aggravait mon humeur. Avec sa chemise couleur saumon, on aurait dit un flamant rose.

Vers la grande porte, le flux se densifia dans les couloirs. Les étudiants revendiquaient. Une estrade avait été dressée dans la cour d'honneur. Des volontaires ­prenaient la parole à tour de rôle derrière un haut-parleur.

Je regardais les orateurs qui cherchaient une écoute dans la cour à moitié remplie. Je ne m'intéressais pas au message mais à l'ambiance.

Les étudiants s'écoulaient lentement dans le carré d'honneur de la faculté. Des meneurs sautillants haranguaient les rebelles modernes qui vérifiaient régulièrement sur leur montre l'heure de leur prochain cours. On ne sentait pas le souffle de la jeunesse ardente, un zéphyr peut-être, une petite brise. Les étudiants étaient beaucoup plus radicaux en obéissance qu'en contestation. Les tribuns s'égosillaient dans le cornet ­métallique qui coupait leur voix de parasites stridents. Ils gênaient l'oreille.

C'était le sommet de leur ­subversion.

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