Avec son premier roman, Château perdu (La Différence, 1997), Jean Védrines nous emmenait déjà dans les Pouilles, l'ancienne Apulie coincée entre Molise et Basilicate, la région la plus solaire de la Péninsule, où le moindre petit bourg se réclame d'une origine mythologique glorieuse - et se souvient du passage de l'empereur Frédéric II de Hohenstaufen. Et voilà qu'avec L'Italie la nuit, il nous ramène "paillarder au soleil du Mezzogiorno", au "Midi", dans ce "Sud introuvable", dans cet "éblouissement grec".
Ainsi, à Foggia (prononcez "Fodji-i-â"), au bar Fidori, qui est plutôt un locale, c'est-à-dire un bon coin où l'on boit et parle en nombre, des hommes veulent résister à la perte de leurs racines, à la perte de "leur mémoire longue" ; ils veulent résister à cet effondrement.
L'enjeu, l'intrigue si l'on préfère, de L'Italie la nuit, c'est le rapport à l'histoire contemporaine, à l'histoire de la politique italienne qui tend à rendre "présentables" ces hommes anciens dont Védrines dessine subtilement les portraits : Giovan, qui vit en France depuis vingt ans mais revient au pays, Beppé del Sannio, une "huile" de Bénévent "qui descend en hâte de la gare chaque vendredi et passe essoufflé devant le locale parce que la via Fidori est un raccourci sur son chemin d'amour, une traverse rapide vers l'immeuble de la Dottoressa, la splendeur toujours nue, surtout quand elle est à peine voilée d'une robe sombre", et Pandone, le truculent patron-bedaine du locale, celui qui a vécu à Mattinata, une bourgade qui s'agrippe tant qu'elle peut à la montagne et où la chaleur est écrasante : "Le soleil te serre, rencogne au bas, aux creux des ruelles, des clos murés, te blesse l'oeil, le cou, la nuque, te pousse à l'église, aux caves où l'ombre te garde de sa morsure, de sa lame étincelante...
Le jour, la nuit, le vent tournoie, bouillonne, te cuit le coffre, râpe le gosier, la langue. Les mots enfouis dans le coeur, au tréfonds, se consument, dessèchent, gisent : des peaux mortes, pelures fripées, pauvres, fines et froissées, près de tomber en poudre, poussières."
Giovan, le narrateur, recueille les confessions de ses coreligionnaires, lesquelles nous renseignent sur leurs passions, leur violence, leurs "vices archaïques".
Jean Védrines nous rend leurs voix dans une langue superbe qu'il crée pour dire l'humanité de ses personnages : "Dans mon enfance en Bourbonnais, dans les années 1960, j'entendais une langue française très simple, très sensuelle et aussi très matérielle : celle des ouvriers, des paysans. Cette langue a disparu ces dernières décennies. Je ne l'entends plus en France.
En Italie, j'ai retrouvé un écho de cette langue gommée, je l'ai retrouvé dans les différents dialectes du Mezzogiorno. D'une certaine manière, c'est un détour que je n'ai pas choisi pour retrouver la langue de mon enfance et la grande humanité des hommes qui la parlaient."
Toute la réussite de ce roman foisonnant - qui est aussi une légende, car les faits historiques y sont transformés par l'invention poétique - tient à l'écriture de Jean Védrines qui traduit l'imagination populaire.
"J'écris contre la langue des élites, celle des Maîtres, dans une sorte de sursaut anarchiste. C'est la musique d'une langue que je veux rendre, musique dont je sens qu'on veut nous priver avec violence. La musique de la langue italienne est pour moi un baume sur les blessures infligées à la langue française qui, trop souvent, perd sa sensualité."
Article paru dans l'édition du 05.09.08.
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