Par une nuit décisive un voyageur lourd de secrets prend le train pour Rome, revisite son passé et convoque l’Histoire, dans un immense travelling qui mêle bourreaux et victimes, héros et criminels des guerres de la Méditerranée : une Iliade de notre temps.
Trajet, réminiscences, aiguillages, allers-retours dans les arcanes de la colère des Dieux.
Zeus, Athéna aux yeux pers et Arès le furieux guident la mémoire du passager de la nuit, fils d’un Français qui a fait la guerre d’Algérie et d’une pianiste d’origine croate.
Adolescent doublement imprégné de patriotisme, puis d’extrême-droitisme, il a prolongé son service militaire en sections spéciales et autres commandos, puis s’est fiancé avec la très blanche Marianne.
Mais la guerre d’indépendance de Croatie, puis la Bosnie ont fait bouillir le sang qui coulait dans ses veines.
Comme d’autres volontaires – Andrija surtout, dont il porte encore le deuil, et Vlaho le débonnaire qui finira mutilé – il est allé accomplir sa part de carnage, de viols, de cruautés (certaines scènes hantent encore ses insomnies).
Saturé de violence, il s’est fait oublier quelque temps dans la mortifère Venise (où Marianne l’a rejoint et bientôt largué d’un féroce coup de pied dans les génitoires).
Puis il est rentré en France où il s’est montré peu bavard – avec son père, pourtant, il aurait pu confronter quelques souvenirs d’interrogatoires particuliers – s’est présenté et a échoué aux concours du Quai d’Orsay, est entré dans un Service du Renseignement où il a connu Stéphanie (deuxième amour, deuxième échec), puis s’est vu attribuer une “ Zone”…
Mais ce soir (quinze ans après ses premiers faits d’armes) c’est sous une identité d’emprunt que Francis Servain Mirkovic s’installe dans le train Milan-Rome pour ce qui devrait être le dernier voyage de sa carrière professionnelle.
Au-dessus de lui, une mallette que par précaution il a menottée à une des barres du filet à bagages.
Demain à Rome (où Carol Vojtila n’en finit plus de gésir sur son lit d’agonie) un représentant du Vatican lui donnera trois cents mille euros – l’allusion aux trente deniers de Judas le fait sourire – en échange du trésor patiemment rassemblé dans les marges de son activité d’agent du Renseignement français dans sa Zone (d’abord l’Algérie puis, progressivement, l’ensemble du Proche-Orient).
Le contenu de la mallette : des années de missions et d’investigations. Un compendium d’archives, de fiches, de disques informatiques, d’images et de documents concernant des centaines d’individus – commanditaires ou intermédiaires, cerveaux ou exécutants, agitateurs et terroristes de toutes obédiences, marchands d’armes et trafiquants, criminels de guerre en fuite. Les hommes de l’ombre et de l’action – sans guerres, l’Histoire serait pétrifiée, le monde serait mort d’ennui ! — qu’il a côtoyés, d’Alexandrie à Tel Aviv, du Caire à Jérusalem, d’Alger à Gaza ou Beyrouth.
Une dernière transaction et il pourra changer de vie, peut-être emménager avec Sashka, une jeune Russe, peintre d’icônes… Mais la nuit risque d’être longue. Le train démarre, Francis Servain Mirkovic allias Yvan Deroy est assis dans le sens contraire de la marche, adossé à son avenir – enfin ! – et les yeux tournés vers le passé qui défile…
S’il fallait d’une image représenter la violence de tout un siècle, ne faudrait-il pas en effet choisir un train — un transport d’armes, de troupes, de prisonniers ou de déportés qu’on achemine vers les camps ?
Mais dans ce roman d’une ambition hors normes (à bien des égards digne d’un Tsirkas, d’un Jergović ou d’un Vollmann) la phrase elle aussi inscrit sa trace opiniâtre, itérative, récurrente dans l’immensité de l’espace-temps méditerranéen dont toutes les batailles, dont tous les hauts lieux, dont toutes les figures belliqueuses sont convoquées et invoquées.
Phrase-palimpseste dont les méandres explorent peu à peu le charnier géopolitique qui horizontalement s’étend de Zagreb à Beyrouth, d’Istanbul ou Trieste à Barcelone. Méticuleuse entreprise qui verticalement fouille les strates successives des civilisations de la mare nostrum, retournant à Rome (bien sûr) comme à un recommencement de l’Histoire, et à Homère (bien sûr) comme au plus éternel des aèdes fondateurs.
Roman ferroviaire, circulatoire et archéologique qui ne cesse d’exhumer des tesselles, fragments d’une stupéfiante mosaïque où
les héros littéraires (Genet à Chatila, Pound à Venise, Burroughs à Tanger)
et guerriers (Hannibal en Italie, Cervantès à Lépante, Napoléon à Lodi)
comme les cohortes de victimes (prisonniers des geôles syriennes, Arméniens génocidés dans le désert de Der el Zor, milliers de juifs de Salonique acheminés vers Auschwitz)
et de bourreaux (l’espagnol Millán Astray, le croate Ante Pavelic, Franz Stangl le commandant de Treblinka et tant d’autres encore) prennent place ensemble dans la dérive d’un homme au carrefour de sa vie, de ses hontes
et de ses défaites amoureuses — car c’est aussi par la trop enviable beauté d’une femme qu’est advenue la guerre de Troie….
Si documenté qu’il soit (parce que nourri d’Histoire mais aussi de témoignages de combattants), Zone n’en revendique pas moins la liberté de re-création – témoin le faux-vrai livre que feuillette Francis Servain Mirkovic dans cette nuit au terme de laquelle il voudrait se délester de ses armes et bagages.
L’histoire littéraire, elle non plus, n’a jamais pu démêler ce qui, dans l’Iliade, est faux de ce qui est vrai, car la forme en est si tenue qu’elle semble défier toute hypothèse d’improvisation.
Par “coïncidence”, Zone comporte autant de chapitres – vingt-quatre – que l’Iliade a de “chants”, et chacun d’entre eux réfracte une péripétie du récit homérique. Le lecteur a-t-il seulement conscience du tour qui lui est joué ? Il y a entre Milan et Rome (et d’un chapitre à l’autre, entre les villes qui scandent ce voyage) le même nombre de kilomètres que de pages de littérature. Qui osera désormais prétendre que le roman français a le souffle court ?
L'Auteur :
Né en 1972, Mathias Enard a étudié le persan et l’arabe et fait de longs séjours au Moyen-Orient. Il vit à Barcelone. Il a publié deux romans chez Actes Sud :
La Perfection du tir (2003) qui parait en Babel,
et Remonter l’Orénoque (2005).
Ainsi que, chez Verticales, Bréviaire des artificiers (2007).
« Tout est plus difficile à l’âge d’homme, tout sonne plus faux un peu métallique comme le bruit de deux armes de bronze l’une contre l’autre elles nous renvoient à nous-mêmes sans nous laisser sortir de rien c’est une belle prison, on voyage avec bien des choses, un enfant qu’on n’a pas porté une petite étoile en cristal de Bohême un talisman auprès des neiges qu’on regarde fondre, après l’inversion du Gulf Stream prélude à la glaciation, stalactites à Rome et icebergs en Egypte, il n’arrête pas de pleuvoir sur Milan j’ai raté l’avion j’avais mille cinq cents kilomètres de train devant moi il m’en reste six cents, ce matin les Alpes ont brillé comme des couteaux, je tremblais d’épuisement sur mon siège sans pouvoir fermer l’œil comme un drogué tout courbaturé, je me suis parlé tout haut dans le train, ou tout bas, je me sens très vieux je voudrais que le convoi continue continue qu’il aille jusqu’à Istanbul ou Syracuse qu’il aille jusqu’au bout au moins lui qu’il sache aller jusqu’au terme du trajet j’ai pensé oh je suis bien à plaindre je me suis pris en pitié dans ce train dont le rythme vous ouvre l’âme plus sûrement qu’un scalpel, je laisse tout filer tout s’enfuit tout est plus difficile par les temps qui courent le long des voies de chemin de fer j’aimerais me laisser conduire tout simplement d’un endroit à l’autre comme il est logique pour un voyageur tel un non-voyant pris par le bras lorsqu’il traverse une route dangereuse mais je vais juste de Paris à Rome, et à la gare centrale de Milan, dans ce temple d’Akhenaton pour locomotives où subsistent quelques traces de neige malgré la pluie je tourne en rond, je regarde les immenses colonnes égyptiennes qui soutiennent le plafond, je bois un petit verre par ennui, à une terrasse ouverte sur les voies comme d’autres sur la mer, il ne me fait aucun bien ce n’était pas le moment des libations il y a tant de choses qui vous détournent du chemin, qui vous perdent et l’alcool est l’une d’elles il rend plus profondes les blessures quand on se retrouve seul dans une immense gare gelée obsédé par une destination qui est devant soi et derrière soi à la fois.
Voir le reste de l'article sur http://knol.google.com/k/-/zone/2k8pqpdqx6p8k/27#
indécise...
je le note tout de même dans mes envies de lecture... de bibliothèque.
2 commentaires:
Remarquez le tressage entre l'horizontalité linéaire et contrainte du déplacement du train ( et corps du narrateur qui pourrait arriver mort à Rome ) et le déploiement arborescent ( fractal ) et circulaire , des pensées qui affluent dans sa tête. Les rengaines comme «My Way» ou le retour de « tout est plus difficile à l'age d'homme» renforcent l'effet de manège sur lequel Mathias Enard nous entraine. Développement en cours sur Knol : http://knol.google.com/k/lyonel-baum/zone/2k8pqpdqx6p8k/27#. Cordialement
merci pour ces précisions. Je viens d'aller sur votre site et vraiment "remarquable" et très intéressant.
Pas réussi a vous laisser un message chez vous. Il semble que j'ai quelques problème avec ma bécane...
Je pense que j'essaierai de repasser demain.
cordialement
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